Libre !
Jane Evelyn Atwood est une femme et une photographe libre, d’une liberté forgée au fil de ses expériences et des luttes qu’elle livre au vif de la vie pour garder comme elle l’entend son espace de création. Mais la liberté est ténue, elle se conquiert à chaque acte, chaque décision, chaque geste et elle demande une intégrité et une authenticité sans faille. La liberté n’est pas facile, c’est une veille constante de soi et des autres dans une relation d’altérité qu’il faut réinventer à chaque événement, chaque rencontre, chaque engagement.
Et Jane s’y tient, avec exigence et droiture morale. Elle est à la fois précise dans ses choix photographiques, tenace dans la conduite de ses projets et intuitive dans l’abord de ses sujets. Ce mélange est tout le secret de la profondeur de ses images. Elle prend ses sujets photographiques à bras de corps, sans concession. Elle y va tout entière, une fois lancée elle ne se donne plus le choix de s’en écarter. Jane Evelyn Atwood qualifie elle-même sa démarche d’« obsessionnelle », elle ne lâche rien tant qu’elle n’a pas toute l’histoire. Et l’histoire, c’est le sujet bien sûr qui prend sa forme dans des images, mais qui s’écrit aussi avec les personnes rencontrées, leur présence, leurs paroles, qui bouleversent, émeuvent et forcent le respect, qui ne laissent indemnes ni la photographe ni le regardeur des images. Jane Evelyn Atwood regarde et écoute, elle fait face. La ligne de partage est mince, elle reçoit l’autre, visuellement, et c’est déterminant, mais aussi dans toute la complexité de son humanité, ses peurs, son courage, sa violence, ses luttes, ses rêves, ses folies, sa résignation, ses désespoirs. Mais elle sait également se tenir à sa place, être dans l’écart, ne jamais recouvrir l’autre, déborder et se laisser envahir. Son appareil photographique est sa boussole qui lui montre la bonne direction et son cœur l’inspirateur de ses images.
Ses photographies disent plus que ce que l’on voit d’un premier regard, elles amènent à la surface du visible les fissures de l’humain, ses ambiguïtés, ses tremblements, elles parlent des formes de la condition humaine dans des situations de marginalité, d’exclusion, de fragilité, de handicap, de maladie, de guerre. Elles racontent comment chacun tente en dépit de tout d’exister. Il faut écouter les images de Jane Evelyn Atwood, elles bruissent de cet effort humain, fourni dans des mondes à la marge, dans des univers fermés, qu’ils soient extérieurs à soi ou intérieurs. Ce sont de petits détails, des postures du corps, un geste là, un regard autre, qui font signe brusquement. C’est cette intensité humaine qui donne sa portée politique au travail de Jane Evelyn Atwood. Elle documente avec force et sensibilité un monde extérieur vu de l’intérieur, saisi dans le moment de la relation aux personnes qui l’habitent. Et c’est ce regard qui rend certaines images iconiques parce qu’elles deviennent un précipité d’existence, la saisie d’un instant à portée universelle.
Et c’est toujours avec beaucoup de respect qu’elle édite ses images, une photographie susceptible de heurter la dignité de la personne et de la blesser ne sera pas publiée, elle ne sera prise dans un moment où elle n’a pas lieu d’être, même si elle pressent que ce serait LA photo. Ainsi l’œuvre de Jane Evelyn Atwood est traversée de quelques « images fantômes » qui n’existent que dans sa mémoire, qui deviennent des hors-champs qui ne resteront visibles que pour elle.
On la dit « engagée » et cette désignation ne lui convient pas, elle ne veut pas être classée dans ce qu’elle appelle des « tiroirs » qui lui enlèvent les particularités d’une démarche photographique mue par la femme qu’elle est. Son élan vers ses sujets tient d’autre chose. Son premier travail photographique devenu une légende, « Rue des Lombards », est né sous la pulsion d’un franchissement de ligne, celle d’un monde qu’elle trouvait magnifique où les femmes étaient parées comme des actrices, où leurs vies, leurs gestes relevaient du mystère. Il lui fallait s’en approcher et la rencontre avec Blondine avec qui elle a gardé un lien pendant trente-huit ans, prostituée dominante, lui en a ouvert les portes. Il faut s’imaginer cette toute jeune femme américaine emplie de fascination aux abords de cet hôtel, à observer les va-et-vient des femmes et des clients. Elle n’ose tout d’abord pas entrer et c’est peu à peu qu’elle passe les portes, gravit les escaliers, pénètre dans les chambres et réalise ces images que l’on connaît bien maintenant. Un an de sa vie sera entièrement absorbé par ce travail, les nuits à photographier, les jours à récupérer quelques heures de sommeil et gagner sa vie dans un petit emploi salarié à la poste. Et ce premier rythme inauguré est tout Jane Evelyn Atwood, lorsqu’elle est magnétisée par un sujet, tout le reste s’efface, elle s’y consacre corps et âme, dépensant sans compter son énergie et son temps. Jane Evelyn Atwood est du côté du temps long. Suivra l’année d’après une série sur les transsexuelles de Pigalle qui restera longtemps dans ses carnets de tirages de lecture avant d’être donnée à voir au public sous la forme d’un livre et d’une exposition dont nous parle le film de Thomas Goupille dans ce numéro de la revue.
Mais peut-être faut-il procéder à une redéfinition du terme « engagé » tel qu’on l’entend généralement, ou du moins à une prise en compte de ses nuances. Jane Evelyn Atwood s’engage lorsqu’elle va vers un sujet, elle s’y immerge, elle le suit telle une pisteuse, elle le pense avec tous les moyens possibles, elle enquête, s’obstine, ne laisse rien au hasard. Elle est donc « engagée » dans ces moments-là avec toute son acuité et son humanité. Ses sujets sont considérés comme « engagés » parce qu’ils vont explorer des questions de société et qu’ils sont souvent liés à des politiques du monde. Mais le reste du temps, elle vit, s’intéresse ou se désintéresse, aime, rêve, dort. Être photographe n’est pas un état, c’est une création qui, à côté d’une maîtrise technique et d’une esthétique personnelle, demande surtout d’avoir quelque chose à dire. Et Jane dit avec son appareil photo ce qu’elle a à dire, à des moments où elle se retrouve engagée, embarquée, prise par des histoires qu’elle creuse, fouille pour en atteindre le cœur, la substantifique moëlle.
L’œuvre de Jane Evelyn Atwood est imposante, de la « Rue des Lombards » en 1976, des transsexuelles de Pigalle, des aveugles dont elle explore le monde par intermittence pendant dix années aux femmes en prison qu’elle suit à nouveau pendant dix années à travers neuf pays, dont la Russie et les États-Unis où elle va jusque dans les couloirs de la mort. Elle écoute les histoires de ces femmes, le recueil de leurs récits fait partie intégrante de son travail. Une adaptation en sera faite pour le théâtre. Avec Jean-Louis dont elle partage les derniers mois, elle donne en 1987 un premier visage officiel au SIDA. Elle vit la vie et les missions des légionnaires, elle va rencontrer les victimes mutilées à jamais par les mines antipersonnelles.
Jane Evelyn Atwood a publié de très nombreux livres, elle a reçu de prestigieux prix internationaux, depuis sa première distinction avec le Prix W. Eugène Smith en 1980. Elle prépare actuellement deux autres livres qu’il faut pour le moment garder secrets : un paraîtra à l’automne 2021 et un autre l’année suivante qui est également un travail au long cours.
Les photographies de Jane Evelyn Atwood nous concernent au plus près, elles nous prennent dans leur regard. Elles disent le temps suspendu qui fait effraction, elles portent dans la forme saisie le temps de l’histoire et des lieux, des personnages empreints de leur charge biographique. Jane Evelyn Atwood est là où elle doit être, avec acuité, sensibilité, respect et intelligence.
Christine Delory-Momberger
Universitaire et auteure photographe
Agence révélateur / Photo Doc.
JANE EVELYN ATWOOD (PAR) CHRISTINE DELORY-MOMBERGER - André Frère Éditions ; 2015
www.andrefrereditions.com/livres/photographie/janeevelyn-atwood