Agnès Varda et la photographie

Rosalie Varda, en marge d’une carrière de costumière pour le cinéma et le théâtre, valorise le fonds de la société de production familiale d’Agnès Varda, ciné Tamaris, située rue Daguerre à Paris. 

Que la rue porte le nom du grand photographe, fait partie de ces petits détails et hasards qu’Agnès Varda aimait épingler pour en donner le sens profond. Elle le fit d’ailleurs avec le film Daguerréotypes, galerie de portraits des habitants de la rue. 

Rosalie Varda revient pour The Darkroom Rumour sur le rapport à la photographie de sa mère, et aussi sur le lien de travail avec Diamantino Quintas. Elle évoque avec émotion le monde sensible d’Agnès Varda, dont la photographie était un peu la clef de voûte.

 

 

Emmanuel Bacquet : Le « premier métier » d’Agnès Varda était la photographie, et elle n’a cessé de faire se croiser la photographie et le cinéma, photographiant le cinéma, filmant la photo : Le fonds photographique doit être considérable ?

Rosalie Varda : Agnès Varda a eu trois vies : photographe, cinéaste et « visual artist ».

Elle a commencé sa vie professionnelle en 1949 quand Jean Vilar, le directeur du Théâtre National Populaire au festival d’Avignon, lui a proposé de faire de la régie et de la figuration… Puis elle lui a suggéré de faire des photographies des spectacles et c’est comme cela qu’elle est devenue la photographe officielle du Théâtre National Populaire ! Elle a non seulement documenté les spectacles, mais aussi les coulisses. Ces archives qui nous montrent la troupe du TNP sont précieuses. Le TNP a été une aventure humaine extraordinaire, mais qui a surtout changé le théâtre français. Les acteurs étaient tous payés au même salaire, même les comédiens qui étaient aussi des stars du cinéma, comme Gérard Philipe ou Maria Casarès.

Agnès a continué à être photographe jusqu’au milieu des années 60, époque à laquelle elle est partie s’installer aux États-Unis. Avant cela, elle avait toujours été intéressée par le cinéma. Dès 1954 elle a écrit et réalisé un premier long-métrage : La Pointe Courte. Les photographies qu’elle a prises lors du travail préparatoire et les cadrages très sophistiqués du film montrent qu’elle croisait déjà la photographie et le cinéma. Par ailleurs, on sent aussi dès ce film son attirance pour le documentaire, car il superpose une histoire d’amour en difficulté et des scènes du quotidien des pêcheurs sétois. 

Ensuite, en 1958, elle a réalisé un autre court-métrage, l’Opéra-Mouffe, pour lequel, avant de filmer les laissés-pour-compte, les clochards et les ivrognes du quartier de la rue Mouffetard à Paris, elle les a photographiés.

On a d’ailleurs retrouvé dans les archives un très beau cahier où elle a collé elle-même toutes ses photographies de repérages, tirées par ses soins dans son laboratoire, chez elle, rue Daguerre, en 1958. C’est un document magnifique où les photographies côtoient des légendes et des notes manuscrites.

Ses archives recèlent des merveilles et, avec Shérine qui travaille avec moi, nous y faisons des découvertes tous les jours. J’ai accompagné ma mère pendant une quinzaine d’années dans son travail d’artiste et de cinéaste. Je connaissais un peu son fonds photographique (car on a travaillé ensemble sur des expositions), mais pas dans son intégralité. 

Je reconnais que ce n’est que depuis qu’elle n’est plus là que l’équipe de Ciné-Tamaris a vraiment commencé à recenser, répertorier et finalement à le découvrir… C’est un peu la malle au trésor. 

Bien qu’Agnès et moi avions à cœur qu’elle me partage des informations et des anecdotes sur son travail je m’en veux de ne pas avoir pris plus de temps pour revenir spécifiquement sur ses photographies des années 50 et 60. En fait, je me rends compte qu’on était surtout dans le présent et dans le futur, avec des nouveaux projets passionnants d’expositions ou de films ! 

Son fonds photographique est assez important (on l’estime à peu près à 20 400 négatifs) et il n’est pas connu. 

Bien sûr les photographies du Théâtre National Populaire avec Jean Vilar, Maria Casarès, Gérard Philipe, Jeanne Moreau et tous les autres ont été exploitées – à l’époque dans la presse, puis ensuite dans beaucoup de manuels scolaires et autres ouvrages sur le théâtre qui ont repris les fameuses photos du Cid, d’Hamlet ou encore de Ruy Blas. Mais finalement les tirages sont restés dans un placard et les négatifs dans les boîtes en bois dans lesquelles Agnès les avait mis dans les années 50 –  en les répertoriant. Beaucoup des négatifs sont des 6x6 ou des Leica 24x36, et même des 9x12. 

Le travail que nous commençons maintenant est très intéressant. Nous allons enfin pouvoir faire découvrir aux spectateurs, visiteurs d’expositions, collectionneurs … ses photographies ! 

 

EB : Vous présentiez récemment une petite partie de ce fonds photographique à la galerie Nathalie Obadia, à Paris : « Valentine Schlegel par Agnès Varda » . On y a découvert de très beaux tirages noir et blanc, des négatifs moyen format 6x6 et 9x12. Est-ce Diamantino Quintas qui a tiré les images de cette exposition ?

RV : En novembre 2020, à la galerie Nathalie Obadia à Paris, nous avons présenté une petite exposition très modeste intitulée Valentine Schlegel par Agnès Varda. L’idée m’en est venue lorsque j'ai été contactée par une journaliste de M le magazine du Monde, Sabine Maida, qui m'a demandé des photographies des sculptures et céramiques de Valentine Schlegel – amie d’adolescence d’Agnès – pour un portfolio sur son travail d’artiste.

En me plongeant dans les archives je me suis rendue compte que l’on avait vraiment énormément de photographies peu connues et j'ai eu envie de proposer à Nathalie de faire cette exposition. Nous avons donc  exposé des tirages vintage (les tirages faits par Agnès dans son laboratoire dans les années 50) et de nouveaux tirages posthumes argentiques aux côtés de sculptures et céramiques de Valentine Schlegel de ma collection.

C’est cela qui est formidable, de pouvoir se dire qu'aujourd'hui on peut découvrir des photographies qui n’étaient jusque-là visibles que sur des planches-contacts ou en faisant de nouveaux tirages argentiques  magnifiques. 

Mon choix de travailler avec Diamantino Quintas a un sens : il a connu Agnès, son exigence et ses préférences artistiques. Il avait déjà tiré beaucoup de photographies sous le regard précis et rigoureux de notre Agnès… Voir Diamantino regarder un négatif dans son laboratoire est toujours un grand moment. Il est érudit et exigeant tout en ayant gardé son côté artisan. Il cherche toujours à magnifier le sujet, comme s’il se mettait lui-même dans la peau du photographe. 

 

EB : Diamantino vous a-t-il aidé dans vos choix ? Comment s’est passé le travail avec lui ?

RV : Il fait des essais et me propose des tirages avec plus ou moins de contraste avec plus ou moins de luminosité avec plus ou moins de brillance.

Parler avec sa retoucheuse qui repique les photographies pour atténuer les taches et autres défauts me rappelle mon enfance : j’avais le droit de faire de la repique sur les photos d’Agnès à l’encre de chine. Évidemment pas sur les visages mais sur les fonds. J’adorais tenir ce petit pinceau si fin, composé de seulement quelques poils. Il fallait mouiller le pinceau avec de la salive, et hop, sur la photographie on remplissait les « mini-blancs » ou bien l’on faisait disparaître les rayures du négatif… un travail d’orfèvre !

 

Voir Diamantino regarder un négatif dans son laboratoire est toujours un grand moment. Il cherche toujours à magnifier le sujet, comme s’il se mettait lui-même dans la peau du photographe.

 

EB :  Quel rapport Agnès Varda entretenait avec le tirage photographique ?

RV : J'ai été élevée avec l’odeur du solvant et avec la lumière rouge du labo qui, lorsqu’elle s'allumait, nous faisait comprendre qu'il ne fallait pas entrer car Agnès était en train de tirer. 

Étant jeune fille j’ai donc appris toute la technique de la photographie, mais bizarrement je n’en ai jamais fait, à part avec des appareils jetables, ou bien en numérique pour capter les souvenirs de vacances de mes enfants… comme si la seule qui faisait de la photographie, c’était ma mère. C’est amusant, à la fin de sa vie elle aimait bien que je lui fasse des portraits comme si elle devenait à son tour mon modèle. 

Ma madeleine de Proust c’est cette odeur des solvants. J’adore cela, c’est un retour dans le passé en une seconde. Je me revois revenir de l’école, traverser la cour où se trouvait un bac rempli de tirages qui trempaient, avec le robinet ouvert et son bruit continu comme celui d’une cascade, et entrer dans l’atelier d’Agnès, mettre mon cartable sur le grand bureau en bois, puis je m’installais pour y faire mes devoirs.

 Souvent, Bienvenida Llorca (réfugiée politique espagnole car son mari était au parti) était là. 

Elle rangeait les photographies qui sortaient de la glaceuse ou bien elle repiquait des tirages qui devaient partir pour des agences de presse. J’adorais être au milieu du bazar et y participer. 

J'ai donc été émue d'aller voir Diamantino pour les tirages de l’exposition Valentine Schlegel par Agnès Varda et de lui apporter des négatifs que je n’avais jamais vus auparavant moi-même et que lui découvrait aussi. 

Il y a quelque chose d’excitant dans le fait de choisir une photographie.

Ce format 6x6, déjà, est un format magnifique. Sortir le négatif de sa petite pochette en papier calque (où ma mère avait souvent écrit la référence à l'encre rouge), le donner à Diamantino pour qu’il magnifie la photo par la qualité de son travail, le choix du papier et ce savoir-faire qui est quelque chose d’impalpable, de subjectif… Tout cela permet à cette photographie de prendre vie.

J’ai beaucoup aimé cette collaboration avec lui. Alors que d'habitude j'étais toujours avec Agnès, cette fois-ci nous étions tous les deux. 

Agnès n'est plus là, mais c’est presque un dialogue à trois car elle est là avec nous, en pensée ! 

On essaye de faire au mieux, et surtout on essaye de se dire « Comment Agnès aurait aimé avoir cette photo ? », « Est-ce qu'elle aurait aimé avoir un peu plus de lumière, un peu plus de contraste ? », « Est-ce qu'elle aurait voulu – comme elle faisait dans son labo – mettre la main sur l'agrandisseur pour diffuser un peu la lumière ? ».

Agnès était très technicienne, et même avec les nouvelles technologies ! Elle avait cette capacité de s’adapter tout de suite. Elle a traversé le XXème siècle, depuis la chambre noire jusqu’au numérique. Dès l’année 2000 et elle a pratiqué la photo numérique avec aisance.

C’est à ce moment qu’on a commencé une collaboration avec le laboratoire Granon, situé comme nous rue Daguerre (quelle chance !), et surtout avec Gérard Issert qui est devenu un ami au cours des années. 

Agnès était toujours très percutante et amusante. À la fin de sa vie, malgré ses problèmes de vue et la dégénérescence maculaire qui l’empêchait de tout bien voir, elle était capable de nous indiquer une retouche à faire ou de nous dire de refaire un tirage car il était un tout petit peu trop contrasté dans le fond ! Cela nous faisait rire, Gérard et moi, on se demandait comment elle voyait ces détails qu’à priori sa maladie devait l’empêcher de voir. 

Elle avait un rapport très sain, je trouve, à son œuvre. Elle n'était pas chipoteuse. Elle était technicienne, exigeante. 

 

EB : Confiait-elle souvent des tirages à Diamantino ?

RV : Diamantino est le seul laboratoire avec lequel elle ait travaillé pour l’argentique dans les dernières années.

Avant cela, dans les années 80, elle avait beaucoup travaillé avec le laboratoire Pictorial. Elle était très amie avec Georges Fèvre qui était le directeur de « Picto ».

Et puis, pour les tirages couleur, on allait chez Publiphoto.

Ensuite, on est aussi allées dans les années 2005-2006 chez Cyclope, à Paris. 

 

EB : Agnès Varda a beaucoup filmé la photo ; animant en séquences ses images fixes sur le jazz à Cuba, explorant les mystères d’une seule photographie dans Ulysse, ou encore, avec Visages, Villages, trouvant en JR un camarade de jeu. Sans parler, et c’est moins connu, des 172 courts films qu’elle dédia chacun à une image majeure de l’histoire de la photographie.

RV : Agnès a beaucoup filmé la photographie. 

En 1963, elle a fait un documentaire, Salut les Cubains, qu'elle a conçu et filmé à Cuba. Avant de partir là-bas, elle avait déjà décidé de faire ce film au banc-titre, c'est-à-dire faire des photographies sur place en 24x36 avec son Leica, et ensuite de retour à Paris de filmer les tirages et de faire le montage avec un commentaire. 

C'est un film politique qui, dans une époque très précise, met en valeur la révolution cubaine et son utopie. C’est aussi un témoignage formidable, joyeux et musical de ce qu’elle a vu de ce pays et des rencontres qu’elle y a faites ! 

C'est amusant, car quand on le regarde aujourd'hui on en oublie même que ce ne sont que des photos, parce que son montage est tellement rythmé et tellement intelligent qu'il nous donne presque l'impression que c'est filmé, alors que ce sont des photographies.

Le deuxième projet cinématographique sur la photo qu'elle ait mené, qui était très intéressant, a été de partir d'une photographie qu'elle avait faite en 1954, une photographie « iconique » de son œuvre qui s'appelle Ulysse. C’est une photo prise sur la plage de Veules-les-Roses, en Normandie, sur laquelle on voit un homme nu de dos, un petit garçon assis sur les pierres caractéristiques de ces plages du Nord qui n'ont pas beaucoup de sable, et une chèvre et un oiseau morts. 

De cette photographie qui est assez mystérieuse, elle a eu l'idée de faire un court-métrage qui raconte l’avant, l’après, le pourquoi ; qui est sur cette photographie, ce qu’ils sont devenus et quels rapports qu'elle a continué à avoir, ou pas, avec les protagonistes. 

Ce film, Ulysse, qui est un court-métrage réalisé en 1982 a remporté le César du meilleur court-métrage français, aborde de manière passionnante la question de l'instant – ce fameux « instant arrêté » dont parle Cartier-Bresson. Il devrait être vu par tous les étudiants photographes ! 

Agnès fait revivre cet instant en entrant dans la photographie et en essayant d'expliquer tout ce qui s'est passé. J'ai beaucoup de tendresse pour cet exercice de cinéaste qui, je trouve, met aussi énormément en valeur ce que c’est qu'être photographe, c'est-à-dire pourquoi, d'un seul coup, on met en espace les personnages, on cadre, on choisit l’axe et on appuie sur le bouton pour obtenir l’instant arrêté. 

Au moment où elle a composé cette photographie elle ne savait pas que vingt-huit ans plus tard elle allait faire revivre les « modèles » de cette composition… 

En 1983, elle a initié et réalisé, avec l'aide du Centre National de la Photographie et de FR3, une série de courts-métrages intitulée Une Minute pour une image. C’était une idée assez extraordinaire : raconter l'histoire d'une photographie en une minute. 

Le principe était celui des albums – dix ou quinze photographies choisies par une personnalité. Agnès les filmait au banc-titre et ensuite elle parlait en voix-off avec une autre personne qu'elle avait choisie pour évoquer cette photographie. Ils parlaient de ce que l’on y voyait et quelle émotion ils ressentaient en la regardant. Ils analysaient, rêvaient, inventaient en regardant l’image. C'était l'idée de la transmission. 

Cette série était diffusée après le journal de France 3 chaque soir, et le lendemain la photographie était publiée avec un extrait du commentaire dans l'édition du matin du journal Libération.

J'aimerais beaucoup (cela fait partie des projets que j’ai en tête), pouvoir en faire un livre album/DVD.

Une Minute pour une image a vraiment été un exercice intéressant pour Agnès et elle s'y est beaucoup investie. Encore une fois, elle y a trouvé une façon de partager. Une mission qui lui tenait à cœur était l’éducation à l'image – comment éduquer une nouvelle génération à l'image. Je trouve qu’Une Minute pour une image devrait vraiment être diffusé dans les lycées et les écoles. 

Lorsqu’Agnès a collaboré avec l'artiste JR pour Visages Villages en 2015-2016, elle a trouvé en lui un camarade de jeu (jeune artiste – photographe), elle est retournée avec lui à Veules-les-Roses, sur cette plage de Normandie. Elle a pu lui raconter comment elle a mis en scène la photographie d’Ulysse. J’aime cette idée de transmission… retourner sur les lieux avec d'autres artistes, d'autres personnes… Continuer une histoire ! 

 

EB : L’exposition à Paris était-elle un avant goût de ce que pourrait être à l’avenir une « grande » exposition internationale « Agnès Varda photographe »?

RV : Nous aimerions évidemment voir se monter une grande exposition Agnès Varda.

Mais avant cela, nous allons mener plusieurs projets très intéressants.

Je suis notamment en train de travailler avec l'Institut de la Photographie à Lille et Anne Lacoste sa directrice, pour, dans un premier temps préserver les planches – contacts et négatifs pour les indexer. Ensuite il y aura plusieurs expositions à l'Institut de la Photographie à Lille et ailleurs…. 

Les photographies sont là, prêtes à voyager ! 

 

Rosalie Varda, à Paris le 17 février 2021

 

Note :
À son retour des USA en 1969 le laboratoire et studio ont été transformés en habitation et bureau. Elle n’a plus tiré elle-même de photographies. 

Le film lié à cet article

DIAMANTINO-QUINTAS-TIRAGE-PHOTO-THEDARKROOMRUMOUR-2
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22’
Les Maîtres du Tirage | Diamantino Quintas

Dans les mains de Diamantino, chaque tirage révèle une histoire magique.