Jours tranquilles au Monde

Il marche vite Nicolas Jimenez, le rédacteur en chef et responsable du service photo du journal Le Monde. Ça fait 5 minutes que nous cherchons une salle de réunion pour effectuer notre entretien et nous traversons le bâtiment de part en part. Un paquebot de verre adossé à la gare d’Austerlitz qui regroupe tous les titres du groupe. L’Obs, Télérama, etc. « C’est aussi large que Beaubourg », lâche-t-il en se retournant pour m’attendre droit dans son pantalon « feu au plancher » qui lui donne un faux air de Tintin reporter. Nous arrivons enfin à la salle Tahoma, qui n’est pas un nom d’île, mais celui d’une typo…

Avant et après 2005. À 39 ans, Nicolas Jimenez affiche déjà 16 ans au compteur dans cette grande (et vénérable) maison. Après des débuts au magazine qui à l’époque se nommait le Monde2, puis au service photo du quotidien, il a vu passer un certain nombre de responsables avant d’accéder au poste en 2005. Le Monde, il faut s’en souvenir, n’avait pas de photos dans ses pages, enfin c’était rare. Les secrétaires de rédaction s’ingéniaient à faire en sorte que la photo soit la plus petite possible dans les pages. « La nouvelle formule de 2005 a provoqué un changement de cap. C’est particulier car là où les autres faisaient machine arrière et réduisaient drastiquement leur budget photo, Le Monde affichait une volonté inverse. La crise, on ne connaît pas de ce point de vue. Non, ce qui a été compliqué, c’est de faire admettre à la rédaction qu’il faudrait se pousser un peu. Individuellement, les journalistes sont toujours d’accord sur le principe, à condition que cela ne les impacte pas. Qu’est-ce que j’ai pu gueuler… C’est drôle car les journalistes murmuraient : “Il est jeune, ça va lui passer.” Je crois que j’ai fait chier la Terre entière avec la photo, ça a été un combat. Il faut le reconnaître, c’était une révolution pour les journalistes. Elle cassait leur routine et piétinait la culture maison : des articles plus courts, des photos dans les pages, prévenir systématiquement le service photo avant un reportage, être accompagné d’un photographe… Certains considéraient que je ne faisais pas du journalisme – je n’étais pas journaliste comme ils l’entendaient – et en plus, on prenait trop de place dans les pages à leur détriment. »

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Un nouvel ADN. « Sans une rédaction en chef solide dans ses convictions, la photo serait (re)passée à la trappe. Il y a quelques semaines, je montrais un reportage pour un arbitrage à Luc Bronner, le directeur de la rédaction, quand, au détour d’une phrase, il a lâché : “De toute façon, la photo fait partie de l’ADN du journal maintenant !” Là, tu te dis que tu n’as pas fait tout ça pour rien. » Quand on observe de près la fiche technique du service, cela saute aux yeux. La volonté politique a été suivie de moyens conséquents. 12 personnes en permanence à Paris, 2,4 millions d’euros de dépenses par an, un bureau de 4 personnes à Los Angeles pour assurer une continuité 24 heures sur 24. « Tout ce qui porte le logo Le Monde nous concerne. Le Web, les applis, les suppléments, nous sommes responsables de tout et rien ne doit nous échapper, ce qui n’est pas toujours simple. À l’inverse, quand la photo ne nous satisfait pas ou que le papier n’a pas d’image évidente, nous ne donnons rien. Ça a été peut-être la chose la plus difficile à faire admettre. Chaque photo dans le journal doit être un geste de qualité, un choix assumé. Si ce n’est pas bon, on ne donne pas. Ce qui engendre quelquefois des incompréhensions chez les secrétaires de rédaction qui sont chargés d’éditer les articles et de les couper si nécessaire. Mais il n’y a plus d’âpreté dans cette rédaction. Les discussions sont brèves et la hiérarchie fonctionne. C’est pas Libé ! Pour défendre la photo, il faut savoir doser. Je ne débarque pas tous les deux matins à la direction de la rédaction pour demander de la place. C’est cette rareté dans nos interventions qui fait que quand nous estimons que là, c’est important, nous sommes entendus. »

Aujourd’hui, le service bénéficie d’une grande autonomie de décisions. « Je prends l’exemple de Laurent Van der stockt qui est resté plusieurs mois en Syrie pour nous en 2017. Les agences filaires – AFP, Reuters, AP – diffusaient des photos qui provenaient de sources “autorisées”. Cela nous posait problème. Envoyer un photographe – bon qui plus est – nous a permis de proposer à nos lecteurs une information fiable et indépendante, ce qui est la moindre des choses quand on ambitionne d’être un journal de référence comme nous. On ne s’est pas posé le problème budgétaire. Il fallait le faire, point ! »

Choix de la couverture pour l'élection du président

La nouvelle donne du Web. « Le numérique a changé la donne aussi. Il est, en nombre de lecteurs, beaucoup plus important que le papier. On a toujours de la matière grâce aux photographes qui ont compris depuis longtemps qu’il faut aussi alimenter le Web, qui est un ogre jamais rassasié. Même si les possibilités en termes de maquette sont limitées sur les écrans, on peut compenser par le nombre. Ce qui satisfait nos lecteurs et renforce notre légitimité. »

Sur le même plateau, le service maquette est adossé à la photo. Un couple indissociable. La directrice artistique, Melina Zerbib, monte une séquence. Assise à côté d’elle, une iconographe, non plutôt une rédactrice photo. Il est 16 heures et visiblement rien ne presse. Elles travailleront ainsi une partie de l’après-midi. Depuis le 4e étage, la vue est imprenable, les gens vont et viennent. Certains cherchent encore leur chemin dans ces locaux flambant neufs. Le paquebot tient le cap, sans forcer les moteurs, il n’est pas près de faire machine arrière.

Jean-Jacques Farré
 

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Cet article est extrait du n°3 de LIKE la revue
disponible ici dans la boutique en ligne.

 

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Les photos d'illustration sont extraites du film 28,54GO de Vassili Feodoroff

Le film lié à cet article