Bernard Perrine : Au service de la photographie

Bernard Perrine est photographe, journaliste, historien, commissaire d'expositions … Il a été professeur, rédacteur en chef de la revue « Le Photographe ». Il est également membre correspondant de l’Académie des Beaux-Arts. Il est enfin l’un des cofondateurs et organisateur des Rencontres internationales de la photographie d'Arles, dont il a été le premier directeur en 1977.  Il a œuvré aux côtés de Lucien Clergue, Jean-Maurice Rouquette, et Michel Tournier à la pérennisation de ce grand rendez-vous international. Nous l’avons interrogé sur la création des Rencontres d’Arles…

 

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Emmanuel Bacquet : Bernard Perrine, diriez-vous des premières années des Rencontres qu’elles représentaient un « âge d’or » de la photographie ?  La reconnaissance de la photographie comme pratique artistique était à ses balbutiements : Jean-Claude Lemagny entrait au Cabinet des Estampes de la BnF… Mais il n’y avait pas encore toutes les institutions que nous connaissons. Tout restait  à faire, rétrospectivement c'était peut-être cela l'aventure ?

Bernard Perrine : Il y a eu plusieurs périodes considérées comme "âges d’or" dans l'histoire de la photographie, est-ce que celle-là en était une… je ne sais pas si elle a été vécue comme cela. Pour moi il y a eu d'un côté ces rencontres uniques que j'ai pu vivre et l'impact des Rencontres sur la reconnaissance de la photographie en France. Mais d'un autre côté, pour ce qui est de l’organisation, ces Rencontres ont aussi été un âpre combat. Il est souvent dit et écrit qu'avant cette période, la France était un désert culturel en matière de photographie, or, les pages d'actualité d'une revue comme Terre d'images, recensent nombre de d'expositions photographiques, d'éditions et d'évènements photographiques aussi bien dans l'hexagone que dans le monde. Ce qui est vrai c’est qu’ils émanaient presque exclusivement d'initiatives privées. Ce qui est vrai surtout, c'est la relative absence de  reconnaissance de la photographie par les pouvoirs publics et les institutions. Et cela a été avec Lucien Clergue un de nos combats. Par exemple, lorsque Lucien Clergue a demandé au ministère de la Culture de nous aider à structurer les Rencontres, on lui a répondu : « on ne peut pas vous aider, il n'existe pas de ligne photographie au ministère ». Nous n’avions donc aucune subvention de ce côté, les principales étant des aides en matériel de la part de sociétés photo comme Minolta, Leica ou Lumiservice.

 

EB : Mais alors quels sont vos liens avec ces Rencontres ?

BP : Ils remontent à ma rencontre avec Lucien Clergue que j'ai connu en organisant la grande Exposition internationale d’art photographique à Caen en février 1961, dont il était d'ailleurs l’invité d'honneur.            À partir de ce moment-là, notre collaboration et surtout notre amitié n'ont cessé jusqu’à son décès en 2014.                                                                                                 Les Rencontres ont eu pour base l’arrivée, à l'initiative de Jean-Maurice Rouquette, d'un département de photographie au sein du musée Réattu, un des premiers en France. À la suite de la donation des tirages d'E.Weston issus de la collection de Jérôme Hill, Lucien Clergue en 1964 demande à ses amis photographes de confier des tirages au musée pour constituer ce département. Cet appel est largement suivi puisque ce sont plus de 400 tirages photographiques qui ont rejoint les fonds du département photo, inauguré le 28 mai 1965.

Arrivent les évènements de mai 1968, et l’annulation du festival de théâtre d'Avignon. Mais dans la ville, on peut voir de nombreuses expos de photographies « sauvages ». Et en 1969 John Craven organise de grandes projections de photos en Avignon. Lucien Clergue, qui y assiste, dit alors à son ami Rouquette « écoute Jean-Maurice, la photo c’est Arles, ce n’est pas Avignon ! il faut absolument que l'on fasse quelque chose." D’où l’idée de la photographie qui a été soumise au comité des fêtes d’Arles pour 1970.                                                                                                Ces années du début je les ai ratées. Je n’ai pas pu participer à la première car je faisais un grand reportage en Tunisie. Les suivantes, je photographiais le compositeur Karlheinz Stockhausen à Londres, je n’ai donc pas pu y assister non plus. Mon arrivée a été donc en 1973. Lucien Clergue savait que j’enseignais, j’avais, entre autres, fondé avec J-P Sudre le département communication visuelle à l’ESAG (école supérieure d’Arts graphiques). Lucien m’a appelé et m’a proposé de créer un colloque sur la photographie à Arles « j’aimerais bien que tu t’en charges, parce que Dieuzaide m’a demandé de le faire, mais toi tu as toutes les adresses. Effectivement j’avais toutes les adresses des professeurs et directeurs de département photo, et on a pu monter ce colloque, qui s’est terminé par une lettre des Rencontres au Président Pompidou pour donner une nouvelle orientation à un enseignement de la photo en France, qui était alors un peu d'un autre monde pour le dire poliment.                                                                                         Puis vient 1974 et la première tempête sur les Rencontres d’Arles : Lucien m'a raconté plus tard dans une interview qu'un certain nombre de photographes de renom et de personnalités du monde photographique l'avaient convoqué à comparaître dans une sorte de tribunal (ce sont ses propres termes) pour lui demander d’arrêter les Rencontres, ajoutant que de toute façon ils allaient faire une sorte de boycott, avec comme argument que les photographes n’avaient pas à se faire connaître sur la place publique. Cartier-Bresson disait « si on me reconnaît, je peux plus photographier ! ». Devant le refus de certains grands noms de la photographie française, Lucien songeait déjà à mettre fin aux Rencontres. C’est Ansel Adams (qui en général ne bougeait jamais) qui, à son insu, a sauvé cette édition en acceptant, on ne sait pas trop pourquoi, de venir aux Rencontres d'Arles. Lucien Clergue avait participé à ce qu'il appelait des workshops  et il lui avait demandé de venir faire la même chose à Arles. On a bien essayé de franciser le mot workshop mais de guerre lasse, on a gardé le terme qui est maintenant devenu une institution et… un business) Sa venue connue, la fronde s'est désamorcée quand Brassaï a déclaré « si un grand photographe comme Ansel Adams vient aux Rencontres d’Arles, je me dois en tant que Français de venir l'accueillir ». Et Lucien Clergue d'ajouter dans un interview à une revue photo "Perrine prend l'organisation en main et les Rencontres repartent."

 

EB : On l’a échappé belle !

BP : Oui c’est exactement cela. On n’avait pas beaucoup d’argent, aucune subvention d'État pour le comité des fêtes…  Mais il y a eu des coups de chance. Par exemple, j'avais eu, en tant que photographe du Festival d’Automne, des liens avec son directeur Michel Guy. Quand celui-ci me dit « en 1975 je vais faire un grand récapitulatif du troisième quart de siècle en arts, car il s’y est passé beaucoup de choses, en peinture, en musique, en théâtre » … J'ai  alors ajouté : « Et en photographie ? ». Devant son étonnement, pendant une vingtaine de minutes j'ai argumenté en lui rappelant l'importance de photographes français comme Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Brassaï, Edouard Boubat, Sabine Weiss… et d'agences de renommée mondiale comme Gamma, Sigma, Magnum… Il fut convaincu de l'importance de la photographie qui fera donc partie du programme.

 

EB : Vous avez réussi à le convaincre de l’importance de la photo.

BP : Oui, et si je dis ça c’est aussi parce que Georges Pompidou est décédé quelques mois après, et que Michel Guy est devenu le délégué à la culture dans le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing. Et je me souviens que Lucien, qui savait que je connaissais bien Michel Guy, m’a encouragé à le convaincre de venir aux Rencontres d’Arles. Il est venu l’année d’après les inaugurer. Et finalement, avec son concours, la photographie accueillie le CNC a eu sa ligne photographie. Lucien Clergue a alors eu ce mot « c’est quand même assez fort ! C’est la fille (le cinéma)  qui engendre la mère (la photographie) » (le cinéma étant né après la photographie) ! Nous étions quand même dans un désert, il y avait toute une partie de la photographie française qu’on connaissait déjà (la photo humaniste d’après-guerre), mais on ne connaissait rien ou si peu, de ce qui se passait dans les autres pays.  La mission des Rencontres était donc toute trouvée. Ça n’a pas été simple…

J’ai par exemple dû me battre pour faire venir des photographes de la côte ouest-américaine. Abonné au magazine « San Francisco Camera», je connaissais l'importance de cette école américaine. Mais Lucien Clergue me disait « on ne va pas les faire venir, ça va effrayer le public de la photo ! » Je l’ai convaincu et on a eu Lee Friedlander, Charles Harbutt, Ralph Gibson, Arthur Tress, Jerry Uelsmann… C’était une toute nouvelle écriture pour la France, et ça a fait beaucoup bouger les choses ! … Pour en revenir à la question, sur «l'âge d’or de la photographie » En un sens j'ai vécu des moments extraordinaires auprès de tous ces grands photographes qui ont participé aux Rencontres. Ah !  prendre un pot avec William Eugene Smith sur la place du Forum pas encore envahie par les "usines à bouffe". Je ne sais pas s’il y a encore des gens de cette trempe…

 

Lucien Clergue a alors eu ce mot « c’est quand même assez fort ! C’est la fille (le cinéma) qui engendre la mère (la photographie) » (le cinéma étant né après la photographie) !

 

EB : C’était à l'époque de sa série sur la catastrophe de Minamata ?

BP : Oui, c’était Minamata. Et cette soirée extraordinaire autour de Minamata restera gravée dans les souvenirs de ceux qui l'ont vécue. Il avait plu toute la journée et en fin d'après-midi, je ne sais pas quelle intuition m'a poussé à appeler le service météorologique de Marignane pour savoir si on avait une possibilité de garder la projection en plein air dans la cour de l'Archevêché. Avec comme verdict un créneau sans pluie entre 21h et 23h. Lucien me dit "on prend le risque, trouve des petites mains pour essuyer les sièges…" William Eugene Smith projette Minamata, évoque tout ce qui lui est arrivé, la cause qu’il a défendue… et à la fin de la soirée, la pluie se remet à tomber… Mais les gens sont en pleurs et personne ne bouge. C’est un moment extraordinaire que je n’oublierai jamais…

 

EB : Frappés de stupeur face à la force des images ?

BP : Oui. Et par le discours très humain de William Eugene Smith. Il était déjà très atteint physiquement par les séquelles des agressions très violentes qu’il a vécues en photographiant la pollution au mercure. Nous étions en 1975, et il est mort en 1978.                    Des souvenirs des projections j’en ai bien d’autres. Au cours de la soirée de projection consacrée à Man Ray, l'hyposulfite resté sur une diapositive mal fixée et surtout mal lavée s'est mis à cristalliser en faisant éclater le verre du cache de la diapositive. Devant le spectacle, Lucien Treillard représentant Man Ray s'est écrié “Man Ray aurait adoré ce geste surréaliste ! “.

Pendant ces premières années, une des lignes des Rencontres était  de faire découvrir les photographes des différents pays : Japon,  Suède, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Angleterre,  Pologne, Tchécoslovaquie… Et même la Lituanie avec une aventure extraordinaire : des photographies d' Aleksandras Macijauskas et de Antanas Sutkus sont arrivées un matin sur mon bureau, je ne sais pas comment ni pourquoi. On les a montées et exposées avec les autres mais je me suis retrouvé avec le KGB sur le dos pendant 24h qui me posait la même question “mais d’où viennent ces photos ?”. J’ai dû leur répondre que je n’en savais rien. Ce sont des histoires incroyables…

Et finalement, après l’année 1977 je suis parti. J’avais dit à Lucien “écoute maintenant, on a montré le monde entier, on a fait le tour des pays, il faut investir dans le contenu, et faire de grandes expositions à thème, qui pourraient ensuite voyager à l’international. Mais cela voulait dire qu’il fallait investir dans le contenu. Le premier thème que j’avais proposé était : l’influence de la photographie de mode sur l’esthétique de la photographie… En effet, pour moi il y avait trois directions possibles : celle que je proposais ou faire d'Arles le Cannes de la photographie en instaurant un palmarès mondial des meilleurs photographes ou photographies de mode de reportage, de publicité, etc... Mais cela je n'en avais ni les compétences ni l'envie : place à des professionnels spécialisés. En absence d'une de ces solutions, je pensais qu'Arles deviendrait un super photo-club.

 

EB : Et à cette époque en France il y avait vraiment des « familles » de photo : quand on était photographe de mode, on n’était pas reconnu par le monde de l’art ?

BP : On peut simplement dire qu'à cette époque c'est la photographie en général qui n'était pas, à de rares exceptions, reconnue par ce que l'on définissait comme "le monde de l'art", très peu de reconnaissance par les institutions, très peu de galeries exposant des photographes… Mais, pour revenir à ma proposition, si on se remet dans ce contexte de la fin des années 1970, on peut dire maintenant que des photographes comme Irving Penn, Richard Avedon, Hiro, Karl Blossfeldt, Horst P. Horst, George Hoyningen-Huene, Herb Ritts, Jeanloup Sieff ou Guy Bourdin ont eu une certaine influence pour ne pas dire une influence certaine sur l'esthétique photographique. Mais ils ne m’ont pas suivi au prétexte qu'Il aurait fallu adapter des lieux pour pouvoir monter et accueillir ces grandes expositions. Mauvaise anticipation, alors que de nos jours encore ces lieux qui auraient pu être créés à un moment où le coût de l'immobilier était très bas font encore défaut… Mais je pense surtout qu'ils n'ont vraiment pas compris l’enjeu. Arles aurait pu faire vivre un programme photographique toute l’année, et pas seulement l’été. Bon… enfin, c’est comme ça. Je dis ça sans esprit vengeur, mais l’année d’après, Arles a bien failli s’arrêter… Heureusement Alain Desvergnes, que je connaissais depuis que nous avions partagé un séminaire sur la communication à Poitiers, reprit  la direction,  redonna une nouvelle impulsion aux Rencontres en contribuant à mettre sur pied l'école de photographie d'Arles. Cependant, ce sont vraiment ces premières années pionnières des Rencontres qui contribuèrent au développement de la photographie  en France.  C’est Arles qui a finalement tout déclenché, engendré d’autres festivals, éditions, magazines ou  évènements comme le Mois de la Photo à Paris, créé par Jean-Luc Monterosso et Henri Chapier. Puis, toutes les institutions qui ont bien été obligées de suivre mais de façon si désordonnée qu'en 1981, lors de ces mêmes Rencontres d'Arles, Jack Lang me demanda d'organiser des États généraux de la photographie. Mais cela, c'est autre chose qui nous entraînerait trop loin !

Puis sont venues les années 80, que j’ai vues comme des années de déconstruction de tout un modèle photographique qui existait avant. Déconstruction aussi engendrée par Arles, par exemple, avec les Américains de la côte ouest des États-Unis qui sont arrivés en amenant avec eux une écriture nouvelle. Je me rappelle par exemple (à l’heure actuelle ça paraît normal) que quand Duane Michals écrivait sur ses tirages, sur ses bromures, ça a été vécu comme un sacrilège ! Déconstruction mais aussi, comme tout ce qui est en développement : récupération par la psychanalyse, la sociologie, la littérature… avant de devenir quelques décennies et quelques innovations technologiques plus tard : "tous photographes".

 

On met naturellement l'accent sur le photographe et son œuvre mais on oublie le rôle capital qu'il a joué pour la reconnaissance de la photographie en France. Membre de l’UPC (Union des Photographes Créateurs), il a lutté pour la reconnaissance des photographes et la défense de leurs droits d’auteurs.

 

EB : Mais tout était à faire, malgré tout. Ce n’était peut-être pas un âge d’or, en ce sens que tout était confortable, mais parce que tout était à faire, comme lorsque Jean-Claude Lemagny est arrivé à la BnF ?

BP : Lemagny à la BnF, c'était juste avant Arles, j'ai un peu accompagné ses premiers pas au club des 30X40 puis lors du  stage  chez Denis Brihat en 1969. Il y a eu autour de ce stage un épisode de l’émission « Chambre Noire » de Michel Tournier… mais cette fameuse émission a été perdue !

Je quitte donc les Rencontres en 78, je prends le poste de responsable de la photographie dans l'enseignement de la  communication visuelle et audiovisuelle dans le cadre du diplôme national supérieur d’expression plastique à l’école d’Art de Marseille Luminy. Car il faut dire une chose, à cette époque, les Rencontres, c'était presque un bénévolat. C’est pourquoi j’avais accepté plusieurs postes d’enseignant, à Paris et à Marseille… En 1976 par exemple, avec Gérard Fraissenet, assistant de Lucien Clergue, on a accroché 3500 photos, j’ai monté presque seul douze soirées, six colloques, et on a même trouvé le moyen de faire un journal quotidien bilingue ! Mais grâce à beaucoup de bénévoles…

  

EB : Des regrets ?

BP : J’ai suivi 42 festivals. En 2009, François Hébel a eu l’élégance de demander aux anciens directeurs d’inviter des photographes, parmi lesquels le public désignerait un lauréat et j’avais invité mon ami Léon Herschtritt qui méritait d’être mieux connu.

 

À mon avis, les Rencontres ont loupé des choses…  Je reprendrais bien un peu ma casquette de commissaire, j’avais comme projet de proposer une exposition et un livre : Arles est en effet la seule ville au monde qui a été photographiée par tous les plus grands photographes ! J’ai moi-même des archives de ces derniers photographiant Arles. Quel ouvrage, quelle exposition ça ferait ! C’est complètement dingue… Mais personne ne l’a fait, parce que c’est trop difficile à monter, que ça peut coûter cher… c’est un regret.      On aurait pu aussi pour les 50 ans d’Arles, étudier l’évolution de la photographie à travers les évènements et les expositions montrées… Entre les débuts, où avec nos petits bras, nos faibles moyens et quelques bénévoles, on accrochait respectueusement les œuvres  et les grosses scénographies actuelles prises en charge par les sociétés spécialisées, quelle évolution !  On est aussi passé des formats standardisés 18x24cm, 30x40cm, plus rarement 50x60cm à des grands, voire des très grands formats…

 

EB : Le « format tableau » ?

BP : Oui. Un peu comme les pompiers lorsque  les peintres ont fait des formats géants pour entrer directement au musée. La photo est entrée au musée aussi, elle a surtout suivi les évolutions permises par les machines de traitement des supports.  

 

EB : Vous avez rencontré tant de monstres sacrés de la photo : Lucien Clergue, mais aussi Cartier-Bresson, Ansel Adams, et même Man Ray paraît-il ?

BP : Man Ray, je l’avais invité à participer à l'exposition que j'ai réalisée à Caen, ainsi que Brassaï, Otto Steinert, Doisneau, Boubat, Sabine Weiss… et tant d'autres. Je suis donc entré en contact pour lui demander des tirages. Il me dit après un temps « ah oui, j’ai bien quelque chose que j’ai mis de côté ». C'était une vingtaine de grands tirages de ses plus célèbres photos que Fritz Gruber avait exposé lors de la Photokina de 1960. Quand je suis allé lui rapporter, il m’a dit « aaahh, vous êtes très gentil, j’avais complètement oublié que je vous les avais prêtées ! ».

 

EB : Vous auriez presque pu les garder !

BP : Non, j’aurais dû les garder, car depuis, elles ont été détruites ou  perdues (peut-être pas pour tout le monde) Je l’ai appris plus tard par Lucien Treillard (l’assistant de Man Ray, NDLR) alors que Man Ray était un des grands invités des Rencontres.

 

EB : C’est extraordinaire tout ce que vous nous avez exposé, j’ai encore une question : il y a dans le film l’installation de Lucien Clergue à l’Académie des Beaux-Arts, dont vous êtes vous-même correspondant, c’est une reconnaissance quand même d’être le premier photographe académicien.

BP : Oui, il fut le premier en 2006, avec dans la même foulée Yann Arthus Bertrand. Puis, plus tard, après son décès en 2014,  l’ouverture du fauteuil de remplacement et de deux nouveaux fauteuils, qui ont permis l’entrée de Sebastiao Salgado au fauteuil de Lucien, et de Bruno Barbey et Jean Gaumy. Le décès récent de Bruno Barbey a ouvert son fauteuil à Dominique Issermann. Il ne faut pas oublier non plus les autres membres correspondants. D'abord Agnès de Gouvion Saint-Cyr qui a également joué un rôle précieux dans les premières années de ces Rencontres puis plus récemment Jean-Luc Monterosso et Sylvie Hugues. Puisque vous l’évoquez, j’ai regretté un point dans l’apologie de Lucien. On met naturellement l'accent sur le photographe et son œuvre mais on oublie le rôle capital qu'il a joué pour la reconnaissance de la photographie en France. Membre de l’UPC (Union des Photographes Créateurs), il a lutté pour la reconnaissance des photographes et la défense de leurs droits d’auteurs. Et au niveau institutionnel, comme on l'a vu, il s’est bagarré pour la reconnaissance de la photographie, À ce titre également, la dimension de Lucien Clergue est donc historique. Mais qui racontera l'histoire si déjà de nos jours on tend déjà à l'estomper voire à la réécrire ?

 

EB : C’est une belle parole pour clôturer cet entretien, il y aurait tellement à dire encore. Mais je vous remercie d’avoir évoqué tout ça avec nous.

 

Entrevue réalisée en juin 2021
Photo de couverture : W. Eugene Smith 
– 1975 gare d'Arles © Bernard Perrine

 

Le film lié à cet article

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53’
Lucien Clergue | A la mort, à la vie

L'art de transformer le quotidien en images intemporelles.