Bettina Rheims (par Serge Bramly)

Comment définir ce qu’est la photographie, ce qui la distingue de ses aînés, peinture, gravure, dessin, auxquels elle fut longtemps inféodée, ou si l’on préfère : qu’est-ce qui constitue ce mode spécifique de représentation ? À l’époque où Bettina Rheims débuta sa carrière, à la fin des années 1970, il n’existait qu’un tout petit nombre de livres consacrés à la photographie et la question demeurait embryonnaire, pour ne pas dire informulée. Quelques études commençaient seulement à paraître, comme celle de Susan Sontag ; Barthes n’avait pas encore publié La Chambre claire ; rares étaient même les monographies permettant d’appréhender une suite cohérente d’œuvres. D’une certaine façon, c'était un nouvel âge de pionniers, tant pour les artistes que pour les galeries et les collections publiques ou privées qui voyaient peu à peu le jour.

 

Dans ce relatif désert, le catalogue de la rétrospective Diane Arbus du MoMA (1972) était pour Bettina une boussole, une colonne de nuées. Par le rapport qu’elle entretenait avec ses modèles, comme par l’esthétique de ses images carrées, frontales, tirées avec une marge noire erratique, Arbus avait modifié la perception même de la photographie, son statut, ses perspectives. Une préface accompagnait les œuvres, sans cesse consultées. Arbus y parlait notamment de la photographie comme de « quelque chose de très subtil et d’un peu dérangeant. » Aussi laconique fût-elle, c’était une définition inspirante ; peut-être n’y en eût-il jamais de meilleure. Bettina y trouva une filiation, un enracinement, c’est-à-dire une voie à suivre comme le montre sa première série : les acrobates et stripteaseuses foraines de Pigalle, travail aux marges de la société, où la neutralité d’un fond gris casse les codes du documentaire en exposant la subtilité un peu dérangeante d’un réel formalisé et surtout mis à nu. Ce problème de la marge (des êtres de la marge), où l’art rencontre le social et le personnifie avec une souveraine probité, n’a cessé par la suite de préoccuper Bettina. Son travail « iconique » central (sa fabrique d’icônes glamour : Female Trouble, More Trouble, Les Héroïnes, Just Like a Woman…) s’est ainsi toujours doublé, toujours prolongé d’une incessante exploration périphérique, où prime la nature du sujet, son existence même, qu’il s’agisse de ses séries sur les travestis, les transgenres (Les Espionnes, Gender Studies), ou de celles sur les aveugles et, plus récemment, sur les activistes Femen (Naked War), sur les femmes condamnées à la prison (Les Détenues)

 

Il y eut d’autres influences, bien sûr. L’histoire de l’art s’apparente à un arbre généalogique aux multiples ramifications. La critique cite souvent Helmut Newton, ami et mentor qui affirmait que seule compte la poursuite d’une obsession. On pourrait mentionner d’autres noms ; j’aimerais m’en tenir à deux, dont l’influence déterminante s’étendit à vrai dire, de façon quasi secrète, sur toute cette époque charnière.

 

Hugues Autexier et François Braun­schweig, mieux connus sous le nom composé de Texbraun, ne se contentèrent pas d’offrir les cimaises de leur galerie aux premières stripteaseuses de Bettina. Pionniers parmi les pionniers, ces deux marchands (« galeriste » leur semblait un vilain mot) possédaient, en matière de photographie, ce que j’appellerais un « œil absolu », comme on parle d’oreille absolue en musique. Archéologues du early XIXth century (Le Gray, Nègre, Bayard), ces découvreurs faisaient preuve d’autant de curiosité pour le singulier, l’insolite (le « un peu dérangeant ») que d’intransi­geance pour la qualité des tirages, pour le rendu (la matière, la nébuleuse des demi-tons : le « très subtil »). Il fallait montrer patte blanche pour avoir accès à leur antre du Marché aux puces, comme par la suite à leur galerie de la rue Mazarine. Sur les lèvres de Hugues flottait en particulier un perpétuel sourire ironique, sûrement de pudeur, mais qui intimidait plus qu’il n’invitait. Entrer dans leur cercle très fermé équivalait, il faut dire, à toucher au saint des saints de la photographie. Dans leur bureau, si vous aviez la chance qu’ils vous ouvrissent leurs tiroirs, ils n’expliquaient pas : ils se contentaient de montrer, ils donnaient à voir (le brouillard de l’aube sur le camp de Châlons d’où émergeait la silhouette d’un cavalier, un corps convulsé sur un lit métallique de la Salpêtrière, un arbre anonyme dont le tronc et la ramure semblaient avoir l’âge des pyramides…), et c’était là déjà tout un enseignement.

En d’autres termes, elle orchestre, elle met en scène dans un cadre strict, tout en entretenant avec ses modèles une libre conversation où l’entreprise de séduction le dispute à la confidence intime, et laisse par là le champ ouvert à l’improvisation, aux cadeaux surprises, aux miracles de l’aléatoire : à la poétique de la disconvenance.

 

Représenter consiste à enregistrer, puis à rendre compte. Que ce soit au cours de la prise de vue ou au cours de la restitution sous l’agrandisseur, dans la chambre noire, Bettina n’oublia jamais les leçons des très exigeants Texbraun, trop tôt disparus. À l’intérieur du viseur de l’appareil comme sur la surface étroite du cliché, la moindre chose, le détail le plus infime a une place, un rôle, une importance cruciale, à la façon des roues d’un mécanisme d’horlogerie. Alors, à cause des restrictions imposées par le cadre, comme la place manque forcément, l’apparition d’un élément incongru, un frémissement d’arrière-plan, une brillance du regard, un geste à demi-esquissé, la simple mollesse d’une ombre peuvent faire toute la différence. Je pourrais évoquer la puissance imaginative de l’œil, et la force de la fiction, voire même la complexité inédite du récit, voies que Bettina explora à de multiples reprises, travaillant sur de véritables scénarios (Chambre close, INRI, Rose, c’est Paris), mais quelle que soit sa valeur, son ampleur, sa nouveauté, le motif (l’anecdote) n’a de prix en photographie, à moins qu’il ne touche à l’actualité la plus brûlante, que par le traitement qu’on lui donne.

 

Bettina a construit sa méthode sur cet axiome. Formée depuis son jeune âge aux formes idéales de l’art classique par un père commissaire-priseur et fin collectionneur, elle construit d’abord un dispositif rigoureux, tout à la fois décor et magasin d’accessoires, afin qu’au cours de la séance, dans ce théâtre clos, puissent éclore ces fleurs du hasard (Man Ray se qualifiait de « fautographe ») si spécifiques de la photographie. En d’autres termes, elle orchestre, elle met en scène dans un cadre strict, tout en entretenant avec ses modèles une libre conversation où l’entreprise de séduction le dispute à la confidence intime, et laisse par là le champ ouvert à l’improvisation, aux cadeaux surprises, aux miracles de l’aléatoire : à la poétique de la disconvenance. Elle n’ajoute rien, elle retranche plutôt, elle épure sans cesse. Elle-même parle de twister l’ordre qu’elle a défini à l’avance. Et c’est de cette torsion, de ce dérangement que naît la bonne photo, étant entendu qu’une bonne photo est d’abord celle qui n’a jamais été prise, comme disait Alexey Brodovitch, le professeur d’Arbus à la New School for Social Research. — « Étonnez-moi ! » répétait-il à ses élèves. D’une certaine façon, si je puis dire, en bousculant les limites qu’elle s’est auparavant fixées, Bettina cherche d’abord, pareillement, à s’éton­ner elle-même.

 

Aussi disruptif soit-il, le subtil n’est pas l’ami du spectaculaire. Jusque dans les commandes de publicité et de mode, le subtil naît chez Bettina d’un rendu du réel qui fait paraître la matière photographiée, la peau, par exemple, plus présente, plus vivante, plus sensible, plus perceptible au final que l’œil ne la voit dans la réalité. — Que d’heures passées au tirage à baisser d’un quart de point le magenta, à monter légèrement la densité du jaune, pour obtenir la nuance souhaitée de la chair !

 

Bettina ne force ni le graphisme (facilité plastique) ni l’émotionnel (propre au reportage de presse) ; elle emprunte plutôt à l’un et à l’autre, à petites doses, et c’est bien là ce qui rend son art si singulier, si difficile à cerner ; — mais la photographie en général ne se définit-elle pas au fond par ce caractère proprement indéfinissable qui l’apparente davantage à la poésie qu’aux autres arts visuels ?

 

Serge Bramly, mai 2021

Photo de couverture : L'oeil de justice ©Bettina Rheims

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