Saul Leiter : In No Great Hurry - Entrevue avec Tomas Leach

Le réalisateur britannique Tomas Leach revient pour DK2R sur la génèse du film « In no great Hurry » qu’il a réalisé sur Saul Leiter. Avec beaucoup de sincérité, il confirme ici ce qui se ressent déjà dans le film : la rencontre avec Saul Leiter a débordé en intensité et en profondeur ce à quoi il s’attendait en débutant le projet.

Il est parfois difficile de saisir l’alchimie humaine qui fait la rencontre entre un réalisateur et son sujet : empathie, admiration, méfiance, ou tout à la fois. 

Une autre piste, déjà évoquée dans nos pages par Kimmo Koskela à propos de Minkkinen, pourrait se deviner à travers cette interview : un certain sens de l’humour en commun. 

On retrouve en effet chez Tomas Leach une ironie modeste qui fait écho à celle de Saul Leiter.

 

Emmanuel Bacquet : Comment est né votre projet consacré à cet illustre photographe ?

Tomas Leach : Assez simplement, j’aimais l'œuvre de Saul. J’avais Early Color*, que j’adorais. Il y avait peu de choses à lire sur lui en ligne à cette époque, et presque aucune vidéo. Alors j’ai pensé que c’était un bon sujet. Je ne me suis pas rendu compte que ce serait un projet à long terme, qui me toucherait profondément. Je pensais que ce serait un truc drôle, vite fait, et très tendance sur Vimeo.

 

EB : Quelle relation entretenez-vous avec la photographie (celle que vous aimez, celle que vous faites) ?

TL : J’ai toujours été un grand amateur de photographie. J’achète beaucoup de livres, je vais voir beaucoup d’expositions et c’est toujours une source d’inspiration.

Quand j’étais bien plus jeune (pré-ado), j’aimais vraiment le photojournalisme et les photographes documentaires purs et durs. Je pensais que je pourrais peut-être en devenir un, et c’est en quelque sorte ce qui m’a ouvert le chemin jusqu’à la réalisation.

Mon père me dit toujours que je devrais me mettre sérieusement à prendre des photographies, une charmante façon de dénigrer au passage mon travail de réalisateur.

J’aime prendre des photographies, mais je n’ai jamais pris de temps de produire un corpus de travail.

 

EB : Saul Leiter était très discret, il ne se livrait pas facilement et il est mort peu après le tournage. Pensez-vous qu’il ait voulu vous laisser une sorte de “testament esthétique” ?

TL : Il est bien possible en effet que Saul m’ait choisi pour raconter son histoire. Il avait sans aucun doute beaucoup réfléchi à la manière dont il voyait le monde. Et je sais qu’il n’était pas d’accord avec le fait de laisser un héritage en tant que tel, mais il avait des idées sur la photographie et sur la vie qui valaient d’être partagées. Alors peut-être que j’ai été son vecteur de communication avec le monde.

Mais le plus important peut-être c’est que j’étais là, j’étais tenace et assez sympathique pour qu’il passe du temps avec moi.

 

À dire vrai, il m’en a appris plus sur ce que c’est d’être un humain et un artiste que sur les spécificités de la couleur.

 

EB : Saul Leiter était le photographe de New York en couleur, que vous a-t-il appris sur la ville et sur la couleur ?

TL : Que Saul soit à New York était l’attrait principal du film. À l’origine j’avais imaginé qu’il y serait autant question de la ville et de la couleur que de lui. Mais le film a fini par être assez différent. Chacun de ces sujets est vaste et je n’avais ni envie ni besoin de m’en charger.

De toute évidence l'œuvre de Saul m’en a beaucoup appris sur la couleur, le cadrage et plus encore… C’est si tendre, plein d’humour, subtil, et à facettes.

Quant à Saul en tant que personne ? À dire vrai, il m’en a appris plus sur ce que c’est d’être un humain et un artiste que sur les spécificités de la couleur.

 

EB : Saul Leiter gagnait sa vie en faisant de la photographie appliquée et de la publicité, notamment de la photographie de mode pour Harper’s Bazaar, quel rapport entretenait-il avec la commande?

TL : Je ne suis pas certain de pouvoir répondre de manière exhaustive, mais il y a une anecdote très révélatrice sur une commande passée par Harper’s Bazaar me semble-t-il pour une série de prises de vue avec un mannequin. On avait dit au mannequin de retrouver Saul au square, mais une heure après elle est retournée au bureau et s’est plainte de ce qu’il n’était pas venu. Le rédacteur lui a alors répondu que Saul avait déjà livré les négatifs! Il l’avait photographiée de loin, à son insu.

Selon moi c’est très révélateur de la façon dont il considérait ce travail comme une prolongation du sien.

 

EB : Le photographe a t-il vu votre film achevé ? Et dans ce cas, que vous en a t-il dit ?

TL : Oui, une fois le film terminé je l’ai apporté à Saul. Marcher jusqu’à son appartement pour le lui montrer a été l’un des moments les plus éprouvants de ma vie. Et s’en rendant compte, Saul a decidé de me taquiner un peu je pense. Il a commencé à me raconter des histoires de gens qui avaient écrit des articles sur lui ou qui l’avaient interviewé, et auxquels il n’avait plus jamais adressé la parole justement pour cette raison.

Et puis au bout de vingt minutes, il m’a dit “alors regardons-le maintenant” et il a pouffé de rire.

Regarder le film avec lui a été un plaisir. Il se comportait comme un duo avec l’autre lui à l’écran. Terminant les phrases, éclatant de rire quand c’était drôle et ne disant souvent que “c’est bien vrai”.

Ça lui a plu. Il a aimé la musique et ma façon de montrer les images en plein écran. Nous l’avons regardé en deux fois parce que s’écouter parler le fatiguait. Mais quand ça a été terminé il m’a dit : “c’est bien. C’est tout à fait moi, alors que dire d’autre? Je trouve que tu t’en es bien tiré", ce qui pour moi était un immense soulagement et un compliment.

Et puis nous sommes sortis manger des pierogi chez Veselka, au coin de la rue.

 

EB : Quel sera votre prochain film, votre projet en cours ?

TL : Il y a plusieurs choses !

Je termine un documentaire sur les Jeux olympiques. Et je travaille sur plusieurs films de fiction. L’un à partir d’un scénario que j’ai écrit, l’autre est une adaptation du roman graphique Off Season** de James Sturm. C’est un livre incroyable et j’espère vraiment que le film se fera.

Évidemment, la pandémie a vraiment empêché les projets en cours de se concrétiser, alors j’ai profité de ce temps pour faire des recherches et écrire.

 

 Tomas Leach, 2021
Traduit de l’anglais par Emma Bajac

 

* Early Color, Steidl Verlag, juin 2006.
* * Off Season, Drawn & Quarterly, février 2019.

Le film lié à cet article

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75’
Saul Leiter | In No Great Hurry

Une immersion dans l'atelier new-yorkais d’un maître de la photo.