Violences

La violence est un phénomène infiniment divers par ses secteurs, ses acteurs, ses victimes, ses formes, ses pratiques et ses intensités. Toutes les violences ne se ressemblent pas. Elles peuvent être privées, publiques, et même légales, sinon légitimes, comme celles de la police. 

Violences policières 

La violence policière, quand elle s’exerce sur la voie publique, est la plus exposée à l’action des reporters-photographes qui doivent toutefois déjouer sans cesse les stratagèmes, intimidations et autres tentatives pour entraver leur action de témoigner. En France, l’Assemblée nationale a adopté le 20 novembre 2020, l’article 24 de la loi « sécurité globale » qui pénalise d’un an de prison et 45 000 euros d’amende la diffusion de «l’image du visage ou tout autre élément d’identification» d’un policier ou d’un gendarme en intervention... Les violences policières sont légales, mais les photographier et les diffuser tombent sous le coup de la loi. Il s’agit d’éviter le scandale international de la mort, en mai 2020, par asphyxie de l’afro-américain George Floyd maintenu à terre pendant dix minutes sous le genou d’un policier de Minneapolis. 

Si la photo et la vidéo numériques ont permis de capter et diffuser dans le monde entier l’intégralité de la mort de George Floyd, d’autres violences — à la fois fréquentes et récurrentes — restent encore invisibles et inaccessibles à la photographie : ce sont les violences circonscrites dans l’espace privé dont sont victimes les femmes et les enfants. Ces violences domestiques accèdent à l’espace public sous la forme de campagnes et d’actions militantes, notamment en soutien aux femmes battues et en prévention contre les féminicides. 

Symboliser la violence 

Si la photo ne peut évidemment capter qu’une infime partie des violences nombreuses qui surgissent dans le monde, elle peut toutefois, de façon parfois éloquente, les symboliser. C’est le cas de l’image de cet enfant syrien de trois ans, Aylan Kurdi, retrouvé mort, échoué sur une plage turque le 2 septembre 2015. Cette image qui a bouleversé autant qu'elle a choqué le monde, a symbolisé le sort de milliers de migrants qui tentent de gagner l'Europe dans des embarcations de fortune au péril de leur vie. 

Le paradigme Lanzmann 

En 1985, Claude Lanzmann a, avec son film Shoah, abordé un génocide de masse qui avait ravagé l’Europe près d’un demi-siècle auparavant : la déportation et l’extermination massive, principalement de juifs, par les nazis. Il a conçu un véritable dispositif filmique, d’une durée de dix heures, largement basé sur des interviews de survivants auxquels il posait des questions très précises sur des points toujours très concrets, souvent à plusieurs personnes différentes. Les images saisies sur les lieux évoqués illustraient et concrétisaient les réponses. Au fil des dix heures du film, les spectateurs entraient, de façon concrète et polyphonique, dans le sinistre et froid fonctionnement de la «solution finale» qui a été l’un des paroxysmes de l’horreur.

Si la photo ne peut évidemment capter qu’une infime partie des violences nombreuses qui surgissent dans le monde, elle peut toutefois, de façon parfois éloquente, les symboliser.

Faiblesse des seules images 

Alexis Cordesse a lui aussi consacré une part importante de son activité à dénoncer, au moyen de la photographie et du cinéma, des génocides en Afrique et en Europe. En particulier avec Burundi sous la terreur (1996), Etat d’urgence : Absolut Serbia (1997) et Rwanda, un génocide plus tard (1996). Chacune de ces trois réalisations est précédée d’un très court texte destiné à définir la situation et l’objet du film. 

Burundi sous la terreur débute ainsi par cet écran :

«Burundi, le 21 octobre 1993 : le président N'Dadaye, démocratiquement élu, est assassiné par un groupe d'officiers tutsis. Un nouveau cycle de représailles et de contre-violences s'enclenche sous la pression des milices et partis extrémistes qui entretiennent les haines raciales et attisent la terreur. Les pogroms se succèdent, des dizaines de milliers de personnes deviennent des réfugiés dans leur propre pays». 

Il s’en suit un défilement d’images fixes ou animées hétéroclites : des groupes d’hommes et de femmes en attente, un homme qui donne à boire à son enfant, des hommes et des femmes marchant sur le bord d’une route, un homme allongé en train écouter une radio, et même des sourires et des baisers chez un coiffeur. Bref, des scènes souvent guère identifiables, de signification vague, vides de signes évidents de violence, de panique et même de terreur.

Le film se termine au son d’une forte voix masculine qui lance: «Avec le génocide pas de compromis ! Négocier avec les génocidaires, jamais», sans qu’il soit possible de relier ce slogan à une situation traduite par les images... 

Un génocide en chantant 

Si l’échec à saisir et exprimer la violence du génocide du Burundi peut s’expliquer par une surestimation du pouvoir des images, Alexis Cordesse a su, dans Rwanda, un génocide plus tard (1996), allier avec la plus grande efficacité les images, les mots et la musique. Et cela en reprenant des enregistrements de l’un des acteurs majeurs du génocide : la Radio Télévision Libre Mille Collines (RTLM). 

Les images prises deux ans après le génocide montrent des destructions et des effets de pillages, mais surtout des actions collectives de recherches de charniers dans la campagne et d’exhumations de squelettes. Mais l’horreur dont témoigne ici les images est décuplée par la bande son de la RTLM qui révèle que le génocide des Tutsis s’est opéré dans une atmosphère festive de kermesse, avec musique légère, encouragements d’un speaker et... appel à la religion : 

«Soyez enragés chers frères ! Bon courage ! Ces gens-là [Tutsis] sont vraiment une sale race. C’est à nous de les exterminer, il faut s’en débarrasser. Jésus nous aide à les vaincre, la Vierge est avec nous et sait que nous sommes victimes ». 

Photographier pour conjurer la violence 

David Goldblatt et Mikhael Subotzky, qui sont l’un et l’autre photographes en Afrique du sud, partagent le sentiment que leur pays est doté d’un fort taux de criminalité, que la «violence systématique est partout». Face à ce constat, David Goldblatt cherche à savoir qui sont les criminels, quelles sont leurs vies ? Il a à cet effet rencontré quarante criminels après qu’ils ont purgé leur peine, et les a photographiés sur la scène de leur crime en leur demandant de lui raconter leur histoire et les raisons de leur crime.

Quant à Mikhael Subotzky, son esthétique photographique consiste à « amener la violence à la surface ». 

Scènes de crimes. A l'école des photographes de la police 

A l’école des photographes de la police les étudiants apprennent à photographier des victimes de meurtres, des autopsies, et des scènes de crimes. C’est-à-dire tous les protocoles techniques pour que les enquêteurs et les juges puissent visualiser sans équivoque ni omission la configuration des lieux et tous les éléments nécessaires à l’élucidation du crime ainsi qu’à la recherche et la condamnation de son auteur. Cela se concrétise par la confection d’un album conçu selon un cheminement du général au particulier, par une triangulation de la scène du crime, et par des clichés de tous les objets et de tous les indices sous tous les angles. 

Ces protocoles confirment que les documents photographiques ne sont jamais de simples enregistrements photo-chimiques, mais des constructions formelles d’autant plus logiques que leurs fonctions sont spécifiques. 

 

André Rouillé, le 18 avril 2021

 

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