Tireurs et photographes

Prendre, rendre, la photographie a longtemps séparé ces deux gestes avant de les fondre en d'autres technologies comme le transfert de pigments du Polaroid ou l'affichage de l'image numérique. Un coup d'œil sur l'histoire de la photographie nous rappelle pourtant que la prise de vue et le laboratoire n'ont pas toujours été séparés, l'héliographie et le daguerréotype accouchaient de l'image non pas à la suite de la prise de vue, mais pendant le temps même de la pose. 

La séparation est venue avec l'intuition de William Henry Fox Talbot d'utiliser le rendu inversé du papier sensible pour produire, par l'exposition à la lumière d'une feuille vierge à travers l'original, des épreuves aux valeurs restituées et, accessoirement, en nombre illimité. Le système négatif-positif voyait le jour en chambre noire, bientôt amélioré par de nouvelles substances sensibles à la lumière, couchées sur des plaques de verres aux formats des épreuves à venir, aussi grandes que les gravures et les estampes encadrées dans les salons, imposant au photographe un équipement qui ne tenait plus dans le havresac des premiers opérateurs. Longtemps, les photographes se sont employés à développer leurs plaques et à produire leurs propres épreuves comme la tâche naturelle de ce qui était devenu un métier. Le touriste du vingtième siècle pouvait encore voir des hommes en blouse planter leur appareil au pied du Parthénon ou face aux Pyramides et lui proposer son portrait, développé sur-le-champ sous un voile noir et dans un seau. 

L'exemple des immémoriales lanternes magiques capables de former sur un drap blanc l'image géante d'un petit dessin transparent suggérait le principe de l'agrandissement obtenu par projection du négatif sur le papier sensible de l'épreuve à venir. Un nouveau métier se mettait en place, avec une chambre noire équipée d'un appareillage lourd, qui secondait le photographe pour lui rendre tout son temps. Dès lors, la séparation des opérations en temps et lieux différents scindait le métier en deux corps, celui de l'opérateur sur le terrain qui gardait le nom de photographe et celui du tireur qui, via l'agrandisseur et les cuves, accomplissait le cycle, ce qui revenait implicitement à classer les rôles, l'artiste qui crée, l'artisan qui exécute.

 

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Un coup d'œil sur l'histoire de la photographie nous rappelle pourtant que la prise de vue et le laboratoire n'ont pas toujours été séparés.

En entendant Carlos Barrantes parler de son travail entre ces murs sans fenêtres, je retrouve trois de ses confrères dont j'ai croisé la route et qui partagent avec lui d'avoir choisi d'infléchir leur vocation de photographe vers la pratique du laboratoire. Je pense d'abord à Pierre Gassmann, Berlinois refugié à Paris en mai 1933. Alors âgé de vingt ans, fort de sa formation à l'école Agfa, Gassmann compte bien poursuivre sa carrière de photographe, ce qu'il fait dès son arrivée en saisissant, sur un ton humaniste et poétique, la vie des Parisiens. Réfugié en zone libre, il rejoindra les réseaux résistants de la région de Toulouse et chroniquera les épisodes de la Libération et de la reconstruction. Sa rencontre avec des jeunes confrères nommés Henri Cartier-Bresson et Andrei Friedmann - qui ne s'appelle pas encore Robert Capa - le conduit à adhérer au projet original d'une agence photographique dédiée à la presse d'information. Gassmann signera plusieurs grands reportages, sur l'Allemagne qu'il retrouve dans les décombres de la défaite, sur l'équipée héroïque du navire Exodus. Il accepte en 1949 une commande de l'UNICEF sur le jeune État d'Israël, et réalise un dernier sujet sur les conditions de l'enfance au Yémen. L'homme, cependant, ne fera définitivement pas partie de Magnum Photos : remisant ses appareils, Pierre Gassmann entreprend en 1950 de créer son propre laboratoire, avec, pour début de clientèle, le petit groupe des photographes de la jeune agence dont il a un temps partagé les ambitions éditoriales et la quête documentaire. Pictorial Service grandira avec Magnum Photos et s'il embauche et forme d'autres tireurs qui entretiendront à leur tour une connivence avec leurs photographes, Gassmann se réservera le soin de tirer les images d'auteurs appartenant au petit noyau de l'aventure originelle que constituent Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, Werner Bischoff ou David Seymour, alias Chim.

 

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Le deuxième tireur aussi peu commun vient de Taiwan où il a grandi en rêvant d'une carrière de peintre. Il choisira comme Gassmann de s'expatrier à Paris où il trouve un emploi de tireur. Bientôt reconnu comme le spécialiste du tirage géant, Choi monte son propre laboratoire-atelier dans un ancien local industriel du dix-huitième arrondissement pour produire des tirages monumentaux commandés par des photographes plasticiens aussi en vue que Bettina Rheims, Jean-Luc Moulène, Stéphane Couturier, Valérie Belin, François-Marie Banier ou Martin d’Orgeval. Ce travail singulier à l'échelle murale, Choi l'a mis au service de son ambition d'adolescent pour signer en artiste de vastes figures abstraites combinant la technique primitive du sténopé et la texture du papier de riz, telles que les visiteurs de la Maison européenne de photographie ont pu les découvrir à l'automne 2012. 

Guillaume Geneste est le troisième tireur que je reconnais dans la présentation de Carlos Barrantes. À la suite de ses études à l'école Efet où je l'ai compté parmi mes étudiants, Geneste s'est forgé sa propre culture du laboratoire en se frottant à d'autres maîtres, le New-yorkais Syd Kaplan, tireur de Robert Frank, Marc Bruhat compagnon chez Publimod' de Jules Steinmetz, lui-même formé par Pierre Gassmann dont il transmettait la gestuelle dans le faisceau de l'agrandisseur. En marge de son travail à la Chambre Noire, le laboratoire qu'il a monté sur le double registre argentique-numérique, Guillaume Geneste continue des recherches de photographe qu'il édite en une série de livres, ajoutant son exemple à l'idée que le geste de l'artisan et l'inspiration de l'artiste procèdent d'un même projet esthétique.

 

Hervé Le Goff, Septembre 2021

 

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