Robert Frank : Une entrevue avec le réalisateur Gerald Fox

Gerald Fox, réalisateur britannique, a réalisé de nombreux portraits d’artistes, notamment photographes. Mais Robert Frank, tout en étant un artiste qui s’est livré sur sa propre vie à travers son œuvre, n’en était pas moins un homme mystérieux, compliqué, et retiré du monde. Gerald Fox revient pour nous sur l’histoire de ce film, à l’image de Frank lui-même, avec ses hauts et ses bas, mais avant tout passionnante et humaine.

 

Emmanuel Bacquet : Ce qui m’intrigue tout d’abord, à propos de votre film, c’est la manière dont vous avez rencontré et convaincu Robert Frank. Je m’explique : c’était une sorte d’ermite, comment avez-vous gagné sa confiance afin de réaliser ce film ?

Gerald Fox : Oui, c’est curieux parce que tout a commencé à l’époque où Robert Frank avait une grande rétrospective à la Tate Modern, à Londres.

Le conservateur et directeur de la Tate était Vicente Todoli.

Je l’ai contacté et lui ai demandé : « Y a-t-il une possibilité que Robert Frank fasse un film ? Parce que tout ce que j’ai lu sur Frank est qu’il ne donne pas d’interviews, ne parle à personne ».
« Il vit en ermite à Mabou, en Nouvelle-Écosse. Et il n’y a aucune chance que vous fassiez un jour un film avec lui » m’a-t-il répondu.
Mais Vicente a dit qu’il essayerait de le convaincre. Il lui a donc envoyé un de mes films, celui sur Klaus Rosenberg. Et puis, plus de nouvelles. Et un jour, au bureau, le téléphone a sonné. C’était avant l’ère numérique, des courriels et du reste.
Et le type dit : « Bonjour, c’est Robert Frank ». Et je pense : « Oh mon dieu ». 
« J’ai regardé votre film sur Klaus Rosenberg, je l’aime bien. Je le connaissais et j’ai aimé votre film » me dit-il. Et il ajoute : « On pourrait peut-être en faire un qui y ressemble ».
Mais a-t-il repris, « Je ne suis pas comme lui. Je ne suis pas un intellectuel ». Je réponds : « Peu importe ». « De plus, dit-il, je ne fais rien. Tous les jours je m’assieds et je regarde par la fenêtre. De temps en temps j’allume un feu, mais en fait ce n’est rien. Mais si vous voulez filmer le rien, venez et filmez ». 
« D’accord » ai-je répondu, et il a souligné « Je veux travailler avec la part créative du réalisateur. C’est le plus important ». 
« Bien, j’essayerai d’être créatif » lui ai-je dit.

Bizarrement, je n’ai pas eu à convaincre les gens de me fournir rapidement des fonds, et tout le reste, pour pouvoir y aller. Quand je suis arrivé, c’était un petit peu plus difficile parce qu’il était amical et tout. Mais on sentait aussi qu’il avait des sautes d’humeur, des hauts et des bas, etc. Et ça se passait bien. Le premier jour, j’ai posé de bonnes questions puisqu’il avait l’air très content. 

Et puis le lendemain j’ai voulu l’emmener se balader, par exemple retourner à Coney Island, y aller en autocar avec lui, aller dans tous les lieux où il avait l’habitude de photographier. Et j’essayais d’être très créatif, j’avais apporté de la pellicule noir et blanc pour que l’image reflète l’époque où il photographiait en noir et blanc. Et il était toujours très gentil. Mais c’était malheureusement une journée très humide et pluvieuse, trop sombre pour utiliser la pellicule que j’avais. Il vient me voir et me dit : « J’ai vu un rouleau de pellicule noir et blanc de 1953. Pensez-vous qu’il soit encore bon ? Je pense qu’il est peut-être périmé ». Il a commencé à avoir l’air soucieux du projet dans son ensemble, et de la façon dont nous allions le faire. Et finalement, il a disparu dans son bureau et n’en est pas ressorti. Puis soudain sa femme est arrivée, June, sa charmante femme artiste. Elle me dit « J’ai parlé avec Robert et il dit qu’il faut que ça avance, il faut vous dépêcher. Robert dit que le plus important c’est que vous n’ayez pas peur de lui». 
« Mais je n’ai pas peur de lui » dis-je. 
« Eh bien vous devriez, vraiment, tout le monde a peur de lui » m’a-t-elle répondu. Là, j’ai compris que j’avais à faire à quelqu’un de lunatique. C’est à ce moment-là qu’il s’en est pris à moi, et c’est dans le film !

 

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EB : Je m’en souviens, en effet.

GF : Et d’un seul coup il démarre : « Qu'est-ce que ça cache ? Ça ne vaut rien, je ne peux pas le faire. C’est des foutaises ». Et donc ça a été cyclique, de haut en bas… de haut en bas. Et il a fallu communiquer, comme on dit, pour l’amener à livrer à la fois son histoire personnelle et sa façon de travailler en tant que photographe. Et je pensais que ni l’un ni l’autre ne seraient aussi faciles que ça. L’histoire de sa vie avait été publiée. Il avait perdu ses deux enfants, et c’est un volet de sa vie dont sa photographie et ses films témoignaient. Donc c’était important pour moi qu’on se penche là-dessus. Je ne l’aurais pas fait si cela n’avait pas été en lien avec son travail. Mais je sentais qu’il fallait montrer comment sa vie personnelle et son art, sa photographie et sa vie étaient intrinsèquement liés.

Donc il fallait se donner les moyens d’explorer ce volet, comme regarder Les Américains et toutes ses premières œuvres, ses merveilleuses photographies. Il fallait s’y confronter.  À un moment, il m’a dit : « Il y a une seule chose que j’ai dite à tout le monde, et je vais être honnête avec vous, c’est que si vous me posez une question, j’y répondrai franchement », ce qui était incroyable.

Donc j’ai dit : « D’accord. Alors je vais essayer de le faire ». Et je lui ai parlé de son fils et de la manière dont il y repensait, et puis de sa fille. Et puis il s’est ouvert. En lui demandant tout cela délicatement, en essayant de l’emmener se promener pendant qu’on en parlait, puisqu’il était très clair qu’il ne voulait pas d’interview classique. Mais si on lui posait des questions tout en se promenant, et comme il avait décidé d’être franc, il a répondu. Plus tard, je crois que c’est quand il a réalisé à quel point il s’était livré que cela a posé problème. Et il en a parlé au conservateur du Vintage Photography Museum, qui était un ami. Il m’a raconté qu’il lui avait dit : « J’en ai trop dit ». Qu’il s’était trop livré et qu’il ne voulait pas vraiment que tout cela soit enregistré. Mais selon moi, il n’avait pas un caractère facile. Il était presque, comme on le dit de ceux qui ont des hauts et des bas, à la limite de l’autisme.

"Bonjour, c’est Robert Frank. J’ai regardé votre film sur Klaus Rosenberg, je l’aime bien. Je le connaissais et j’ai aimé votre film. On pourrait peut-être en faire un qui y ressemble.”
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EB : Après tout ce qu’il avait traversé avec son fils et sa fille, on peut comprendre qu’il ait été désabusé.

GF : Oui, absolument. Même en tant que personne il n’était pas facile, on voyait qu’il avait du tempérament. Il fallait feinter pour chercher et trouver le meilleur moyen de le faire sortir et l’inciter à nous raconter l’histoire. Et puis je voulais aussi montrer comment il prenait ses photographies. Donc pour gagner sa confiance, j’ai pensé qu’il faudrait aller quelque part, comme à Coney Island, le ramener aux lieux qu’il avait photographiés. Le laisser se promener et montrer comment il procède, à quel point il était respectueux, la façon dont il parle aux gens, dont il regarde autour de lui et voit ce qu’il voit, et comment il va utiliser ce qu’il voit. Il dit : « C’est ça que je photographierais ».

 

EB : Oui, comme la scène avec la fille à la serviette de toilette par exemple.

GF : En effet. Le film était donc une tentative pour capturer tout cela, vous savez que je n’avais que peu de temps à passer avec lui, tout devait être fait en quelques jours à New York. Et puis en quelques jours en Nouvelle-Écosse. Après coup, il a dit que je l’avais presque achevé avec tout le travail que je lui avais donné. Mais je voulais raconter l’histoire de cette vie, puis utiliser ses propres films pour illustrer une bonne partie de ses propos. Et que la masse incroyable d’archives qu’il a collectée sur son œuvre (documentaires, films privés) serve à illustrer visuellement ce qu’il disait. Il a donc fallu l’amener à plonger profondément dans sa vie pour faire apparaître l’histoire d’un immigrant qui vient vivre en Amérique.

Longtemps, il a été sans le sou. Et il a aussi souffert parce que la presse a ridiculisé Les Américains, lors de sa sortie. Ça n’a vraiment pas été un grand succès. Et cela l’a réellement découragé. Il est passé au cinéma après ça. Selon moi, parce qu’il avait été très blessé par cet accueil. Plus tard, bien entendu, c’est devenu le plus important, le plus influent corpus photographique de ces dernières années. Mais ça ne l’était pas à l’époque.

Et ça ne l’était toujours pas quand j’ai fait le film. Cinq ans plus tard, la National Gallery of Art de Washington et le Metropolitan Museum de New York ont exposé Les Américains. Et d’un seul coup, tout le monde de dire : « Oh mon dieu, quel incroyable travail photographique ».

Je me suis mis au travail avec la créativité du réalisateur, du médium, et j’ai cherché comment faire apparaître à la fois l’histoire du photographe et la façon dont le photographe a exploré la vie même. Comment il a trouvé le moyen de faire des photographies sans avoir à les mettre en scène, il n’avait pas d’assistant, tout était incertain. C’était sa façon d’aborder le sujet, très informelle, très respectueuse, très émouvante, et c’était vraiment novateur à l’époque. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire dans le film. Et puis il y avait aussi les vidéos qu’il a tournées, la façon dont ses propres films ont joué un si grand rôle dans sa trajectoire personnelle. 

 

EB : Que s’est-il passé après le film ? J’ai entendu dire qu’il y avait eu des complications à sa sortie, parce qu’au début Robert Frank ne voulait pas qu’il soit projeté.

GF : Tout d’abord le film a été montré à la Tate, pendant la rétrospective, à l’extérieur du musée. Tout le monde le regardait. Il s'agissait d'une version plus courte que celle dont vous disposez. C’était une version de 50 min, qui a été diffusée à la télévision en Grande-Bretagne. Avec grand succès.

Mais ensuite j’ai projeté la version longue dans quelques festivals, celle que vous allez montrer, et il en a entendu parler. Et un jour il m’appelle et me dit : « Je suis vraiment très en colère contre toi ». Et il crie et il hurle : « Tu n’as aucun droit de montrer le film », et « Je ne t‘ai donné les droits que pour un mois ». Je n’ai jamais compris pourquoi. Puis il m’a d’abord dit : « Tu ne peux plus projeter le film du tout. Même pas dans des festivals de cinéma ». 

C’est ça l’origine du problème. Tout le monde voulait montrer le film. Des gens voulaient qu’il soit projeté en salle en Amérique. Il a dit : « Non, tu ne peux le montrer nulle part ». Et j’ai dit : « Robert, tu ne peux pas faire ça ».

À la fin, il a dit : « D’accord, disons dans trois festivals par an au maximum. Et pas plus ». La bonne blague, c’est qu’il s’est produit exactement la même chose avec les Rolling Stones pour Cocksucker Blues. Il avait tourné ce documentaire sur les Rolling Stones, qui ne voulaient pas qu’il soit vu parce qu’ils sentaient que cela entraverait leurs possibilités de revenir aux États-Unis puisqu’on y voyait des mineures dans l’avion, des prises de drogues et autres. Donc ils lui ont finalement dit qu’il pourrait le montrer trois fois par an, mais qu’il devrait être présent lors des projections et ce genre de choses. C’était un peu comme s’il se vengeait sur moi de l’histoire de Cocksucker Blues.

 

EB : Ça y ressemble !

GF : C’est fou ! Et ça a continué pendant très longtemps. Je ne pouvais pas le montrer sauf lors de projections exceptionnelles. Et parfois il me demandait même de le montrer, comme au Metropolitan Museum à l’occasion de son exposition The Americans.
Il voulait le montrer. Donc ce n’est pas comme s’il ne l’avait pas aimé. Soit c’est parce qu’il pensait en avoir trop dit et qu’il ne voulait pas être exposé. Il aimait sa vie solitaire, tranquille. Il ne voulait pas que la mort de son fils quitte la sphère privée pour devenir publique, surtout en Amérique. Soit c’est parce qu’il avait promis à Laura Israel qu’ils feraient un film, peut-être ensemble, ou parce qu’ils l’avaient commencé et qu’il ne voulait pas que ça remette en cause sa promesse. Je l’ignore.

J’ai cherché comment faire apparaître à la fois l’histoire du photographe et la façon dont le photographe a exploré la vie même. Comment il a trouvé le moyen de faire des photographies sans avoir à les mettre en scène, il n’avait pas d’assistant. C’était sa façon d’aborder le sujet, très informelle, très respectueuse, très émouvante, et c’était vraiment novateur à l’époque. - Gerald Fox
Gerald Fox

EB : Laura Israel a fait un autre film avec lui : Don’t Blink. C’était son assistante et la monteuse de beaucoup de ses films. 

GF : Oui je l’ai rencontrée, bien sûr. Quoi qu’il en soit, quand le film est sorti et que je l’ai regardé j’ai pensé : « C’est tellement différent de Leaving Home ».

Et en effet, c’est axé sur les films plus que sur les photographies, de bien des manières. Et lui aussi est très différent dans ce film. Il a plus de 90 ans, il devait en avoir 90 quand elle a fait son film, et il est plus doux. C’est un charmant petit bonhomme, mais il n’a plus ce côté nerveux, cette passion, la façon dont il s’exprime et tout ce qu’il a apporté au film que j’ai fait avec lui. Il était plus jeune, il devait avoir 79 ou 80 ans, à cet âge là on est encore capable d’une fureur qui, probablement, s’est dissipée dix ans plus tard.

Mais ce n’est pas le même genre de film. Donc un jour je suis allé le voir, j’avais fait un effort et lui avais apporté un cadeau… En premier lieu, j’ai pris contact avec June. Elle m’a dit : « Viens le voir ».

Je ne l’avais pas vu, car j’étais tellement contrarié par ce qu’il avait fait, depuis dix ans. Puis on s’est mis à bavarder et je lui ai dit : « Robert, je ne sais pas pourquoi mais pense à ce que tu fais au film. C’est un merveilleux hommage à toi en tant que photographe. Ça explore ta photographie et les raisons pour lesquelles tu es un si grand photographe ». Et il m’a dit : « D’accord, tu peux le montrer ». Et donc il a pu sortir au cinéma en Amérique, être diffusé sur votre plateforme, etc. J’ai donc eu de la chance juste à temps. Le film est sorti en Amérique quelques mois seulement avant son décès, malheureusement. Il avait l’intention de venir à la première, mais June m’a dit : « Ne lui en veux pas de ne pas t’avoir laissé montrer le film, parce que je ne pense même pas qu’il se souvienne pourquoi ». Entretemps, les Américains avaient gagné en renommée, et le film, d’une certaine manière, en a bénéficié. Quand il est sorti, c’était un film sur quelqu’un de très respecté pour ce volet de son œuvre.

 

EB : C’était, en quelque sorte, un meilleur moment pour que le film soit disponible ? 

GF : Peut-être qu’il a tiré la leçon de Cocksucker Blues : vraiment, le documentaire est bien, mais s’il a pris une dimension légendaire, s’il a autant gagné en influence jusqu’à devenir un film mythique, c’est justement parce que les Rolling Stones en ont interdit la diffusion. Aux yeux du grand public, c’est donc devenu un travail bien plus important qu’il ne l’aurait été autrement. Peut-être a-t-il pensé qu’il en serait de même pour ce film ! (Rires)

 

EB : Peut-être qu’il l’a fait exprès !

GF : Tout à fait.

 

EB : Quelle histoire. Cette période de votre vie a dû être pénible. Avez-vous passé longtemps au montage, deux ou trois ans ?

GF : Pas du tout. Le montage n’a pas pris deux ou trois ans. Parce que ce n’est pas un documentaire comme celui avec Bill Viola qu’il m’a fallu dix ans pour achever. Celui-là s’est fait très vite. Mais parfois, quand on travaille très vite, on ressent une excitation et une énergie qui font bouger les choses, ce qui ne serait pas produit juste en collant aux basques de quelqu’un avec une caméra.

On obtient un autre genre de film. On arrive probablement à mieux cerner la vérité du personnage. Mais avec ces moments comme celui où sa femme hurle et où il se met à hurler, cette séquence et celle où il s’est mis en colère contre moi ; j’aurais pu filmer Bill Viola pendant des années sans que cela se produise.

Alors que Frank utilise ce bref laps de temps pour quasiment se mettre en scène. Donc il va un peu sur-jouer, mal se tenir et ce genre de choses. J’ai également dû monter le documentaire très vite puisqu’il devait passer à la télévision et être achevé pour la Tate. En fait, l’ensemble du projet s’est fait rapidement, mais d’une certaine manière c’est l’œuvre d’une vie pour moi de réaliser ces films, comme on le voit dans mon documentaire sur Gilbert et George. J’ai toujours aimé travailler avec des gens qui utilisent la photographie même s’ils ne prennent pas de photos, comme Gilbert et George, comme Christian Boltanski. J’ai fait un film avec Christian Boltanski, du bon travail. Christian travaille avec des photographies de fans, il les utilise dans une grande partie de son œuvre, et des photographies tirées de magazines, des images fabriquées, ce genre de choses. Des albums de photos, les photographies de Suisses morts trouvées dans un journal, ou des annuaires d’écoliers, ou des portraits d’enfants qui ont été victimes de la Shoah. Donc j’ai apporté, même à ce stade je l’espère, mon savoir-faire sur comment fabriquer un film. Quelques jours de travail avec quelqu’un comme Robert Frank peuvent suffire, si on a de l’expérience, à en tirer la matière nécessaire pour raconter sa vie.

 

EB : Peut-être que c’est mieux, parfois, de concevoir et de créer dans l’urgence.

GF : Oui, à certains moments. Mais à d’autres, c’est agréable de passer du temps avec quelqu’un, et plus de temps encore avec quelqu’un d’autre. Je suis sûr que Laura Israel a bénéficié de plus de temps pour réaliser son documentaire, qui n’a peut-être pas la même nervosité que le mien. Mais sans aucun doute, ce n’est pas comparable.

Et en réalité, mon propos était d’essayer de l’amener à révéler ce qui fait une bonne photo, ou un bon photographe. Qu’est-ce que c’est ? L’humanité ? Qu’est-ce qui, en réalité, fait qu’on devient Robert Frank, ou qui différencie un photographe de cette qualité d’un banal photographe ? C’est en grande partie une question d’humanité, de rapport aux autres et de regard sur le monde. Et c’est ce qui m’intéresse quand je réalise un film sur la photographie, ce qui fait la qualité de la photographie. 

 

EB : C’est en partie ce qui fait un bon réalisateur. La façon de s’intéresser à l’autre. Il y a quelque chose en commun dans la manière de créer une œuvre avec humanité, qu’il s’agisse de photographie ou de cinéma.

GF : Oui, absolument. Certes. C’est la raison pour laquelle notre objectif est toujours de travailler avec l’artiste, ou le photographe, ou quoi que ce soit. Et d’essayer de montrer ce qui fait que quelqu’un est humain, artiste, et intelligent dans sa pratique. Frank était un photographe très motivé par cela, surtout dans sa jeunesse. Il a voyagé dans le monde entier pour trouver l’image juste. Et c’est curieux qu’il ait dû revenir en Amérique, après être allé en Espagne, en France, en Angleterre, qu’il ait fait des photos à Paris, à Londres, et puis retour en Amérique. Et quand il rentre, il regarde l’Amérique avec les yeux d’un étranger d’une certaine façon. Il découvre quelque chose de très puissant. Et le génie dans Les Américains c’est sa façon de préparer la publication, comment il choisit le bon cliché dans la masse de clichés qu’il a engrangé. Sa manière d’utiliser les planches-contact pour repérer une image signifiante, c’est aussi cette façon de travailler qui m’a intéressé.

Dans les années 1950, j’imagine que tout le monde pensait que l’Amérique était vraiment géniale. Il voyageait, il a vu ce qu’il a vu, et je pense qu’il a compris qu’il devait montrer tous les aspects de l’Amérique, et ne pas s’en tenir à l’image d’une grande nation.
Gerald Fox
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EB : Dans votre documentaire, il dit sa surprise de découvrir que Les Américains avait été ressenti comme un travail cynique. Étonnamment, il a été déçu que les gens aient perçu son regard comme caustique.

GF : Oui, il observait l’Amérique à une époque d’extrême richesse et d’extrême pauvreté dans le pays, et de racisme. Il y avait un côté obscur de l’Amérique. Mais à l’époque, les critiques ne voulaient pas le voir. Les gens ne voulaient pas être confrontés à cette réalité-là. Donc quand Les Américains est sorti, on a dit que c’était un étranger enclin au cynisme et à la haine envers le pays.

Plus tard, bien entendu, son travail a été considéré autrement. C’est un regard qui porte sur tous les aspects de la vie en Amérique. Je suis certain qu’il essayait de leur tendre un miroir du pays à cet instant précis. Dans les années 1950, j’imagine que tout le monde pensait que l’Amérique était vraiment géniale. Il voyageait, il a vu ce qu’il a vu, et je pense qu’il a compris qu’il devait montrer tous les aspects de l’Amérique, et ne pas s’en tenir à l’image d’une grande nation.

 

EB : Merci beaucoup, nous avons appris beaucoup de choses ! Peut-être pouvons-nous conclure cet entretien car la traductrice aura beaucoup de travail. (Je plaisante).

GF : C’était trop long? Vous pouvez couper.

 

EB : Non, non, nous ne couperons pas !

GF : Je voulais ajouter quelque chose. Rétrospectivement, ça a été un honneur d’avoir eu l’occasion de travailler avec lui. Parce que c’est une chose rare de rencontrer un homme qui n’a jamais succombé aux chausse-trapes de la richesse et de la renommée. Même après avoir gagné beaucoup d’argent avec sa photographie. Pendant longtemps il n’a pas eu d’argent, et quand il a commencé à en gagner il a eu besoin de liquidités pour prendre en charge la maladie de son fils, régler les frais d’hospitalisation et tout le reste. Donc il a fallu qu’il vende ses archives, et même ses droits d’auteur sur son propre travail. Plus tard, c’est sa galerie qui s’est chargée de les récupérer. Puis il est devenu très riche. Les tirages ont commencé à se vendre à des prix astronomiques. Mais il n’a jamais changé de mode de vie. Le film le montre bien, un peu déglingué, vivant dans le Lower East Side. Il est resté fidèle sa vie durant à ce qu’implique d’être un artiste. Même quand j’y suis retourné, quelques mois avant sa mort, il vivait toujours dans une certaine précarité. Ils étaient convaincus qu’un artiste doit rester fidèle à ses racines, pas à la pauvreté, et qu’on ne peut pas vivre dans un monde distinct. Si vous voulez rester photographe, si vous voulez rester un artiste, il faut rester fidèle à ce monde-là. Et il n’a jamais dérogé à cela. C’est incroyable, malgré toutes les tragédies, qu’il ait continué à travailler en faisant ce dont il avait envie. Il n’était pas très actif, surtout les dernières années, mais il essayait toujours de faire des choses intéressantes. C’est vraiment une chance d’avoir passé un peu de temps avec lui.

 

EB : Merci beaucoup Gerald, peut-être que nous parlerons bientôt ensemble du documentaire avec Gilbert and George.

Notes

Robert Frank: Storylines. Tate Modern (Londres)
(28/10/2004 – 23/01/2005)

Leaving Home, Coming Home - A Portrait of Robert Frank, 2004, documentaire de Gerald Fox.

Looking In: Robert Frank's The Americans. National Gallery of Art (Washington)
(18/01 – 26/04/2009) 
The Metropolitan Museum of Art (NYC)
(22/09/2009 – 03/01/2010)

Cocksucker Blues, 1972, documentaire de Robert Frank. 

Don’t Blink, Robert Frank, 2015, film de Laura Israel.

L’entretien avec Gerald Fox a été réalisé peu avant le décès de Christian Boltanski, le 21 juillet 2021.

Christian Boltanski, Les Suisses morts, 1989, installation. 

 

Propos recueillis en septembre 2021

Traduction de l’anglais par Emma Bajac

Les films liés à cet article

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85’
Robert Frank | Leaving Home, Coming Home

L'empreinte indélébile d'un pionnier de la photographie.

RF-DT-01
15’
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L'œuvre cinématographique d'un maître de l'objectif.

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Mais dans la forme de langage visuel qu’il a créée, photo et cinéma, dans cette forme d’écriture poétique, faite de fragments, de bribes, d’enthousiasmes immédiatement suivis de désespoirs, il a construit une œuvre singulière.